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Conte du Lavement par force de d'Ouville


Antoine LE METEL D'OUVILLE, "D'un à qui on fit donner un lavement par force et par quelle subtilité il s'en vengea", L'Elite des contes du sieur d'Ouville, Paris, Toussaint Quinet, 1641

Ce conte, tiré du plus célèbre des recueils humoristiques du XVIIe siècle, narre une histoire, recoupant une péripétie de Monsieur de Pourceaugnac, dans laquelle un personnage fait administrer de force un lavement à celui qui s'était moqué de lui.


Il y avait dans Paris deux gentilshommes de la suite d'un prince du sang, qui étaient assez bons amis et qui demeuraient au quartier du Louvre, près de l'hôtel de ce prince ; l'un desquels dont je changerai le nom sous celui de Climinte, était grandement subtil et gausseur jusques en un tel point qu'il eût mieux aimé perdre le meilleur ami qu'un bon mot pour rire qu'il avait souvent à commandement. Nous appellerons l'autre Léandre, beau gentilhomme et homme de coeur. Ces deux avaient chacun une chambre garnie en un même logis. Léandre était à la première chambre, et Climante à la seconde, qui toutes les semaines avait accoûtumé de prendre un lavement et le plus souvent les garçons de l'apothicaire que l'on envoyait lui porter sans leur spécifier sa chambre, prenaient celle de Léandre pour la sienne, parce qu'ils la rencontraient la première, dont Léandre était si fâché que le plus souvent il se mettait en colère contre eux, faisant le conte par toutes les compagnies où il se trouvait, de la vilanie [sic] de son camarade, qui prenait plaisir à se faire si souvent fouiller au derrière. Climante, qui n'entendait point raillerie et qui ne prenait pas de trop bonne part celles de son camarade, sachant qu'il abhorrait extrêmement les lavements, lui ayant ouï dire par plusieurs fois qu'il mourrait plutôt que d'en souffrir un, résolut pour se venger de lui, de lui en faire prendre un par force, et pour parvenir au but de son dessein, il fut trouver un apothicaire de sa connaissance, qui se tenait à la rue Saint-Honoré, à qui il dit qu'il y avait un gentilhomme de ses amis qui avait une si furieuse maladie dans le corps, que tous les médecins désespéraient de sa santé, demeuraient tous d'accord qu'il n'avait fait rencontre d'un excellent opérateur qui se vantait de le garantir de mort, pourvu qu'il se voulut résoudre à prendre un lavement, sans lequel tous ses remèdes lui seraient inutiles, mais qu'il avait une telle aversion pour cela, que quoique ses parents et amis eussent fait tous leurs efforts auprès de lui, ils ne lui avaient jamais pu faire résoudre, disant qu'il aimait mieux mille fois mourir. "Et eux sachant fort bien qu'il est de mes meilleurs amis, et que si je ne gagne cela sur lui, personne n'en viendra jamais à bout, ils m'ont prié de lui en parler, ce que je viens de faire, et n'y ai rien du tout épargné, mais je n'y ai pas plus gagné qu'eux. Je viens tout présentement de parler à cet opérateur, qui étant au désespoir de voir mourir ce brave gentilhomme-là par sa seule obstination, m'a dit que pourvu seulement que ce lavement ne lui fasse qu'entrer dedans le corps, que quand il le rejetterait tout à l'heure, cela suffirait pour réparer ses drogues ; là-dessus j'ai jugé que de gré ou de force, il lui en faut bailler un, car quand bien sur l'heure il le jettera, il vous en saura bon gré peu après ; j'en ai conféré avec ses parents qui le trouvent fort bon et m'ont tous prié de trouver un apothicaire qui le veuille entreprendre, ils m'ont donné vingt écus d'or, que je vous mets entre les mains, sur l'obligation que je vous en aurai, vous assurant que vous redonnerez la vie à quantité de conditions qui vous pourront servir en revanche en toutes sortes d'occasions". Il ne fait point d'autre éloquence envers l'apothicaire, que le brillant éclat de ses écus, où il aimait mieux mille fois voir luire le soleil que dans le ciel pour se résoudre à cette entreprise, il promet ne manquer pas de lui porter dès le lendemain au matin ayant vu son nom et sa demeure et de se faire si bien assister, qu'il lui donnerait ou de volonté ou de force. Il lui dit son logis et qu'il s'appelait Léandre, et que tout son train consistait en un petit laquais vêtu de rouge, qu'il envoyait tous les matins en ville, avant qu'il se levât. Cet apothicaire prépare son lavement et se fait assister de six bons forts garçons, auxquels il commande d'attendre sur la montée, jusqu'à ce qu'il leur eût donné le signal ; ils attendirent à la rue que son petit laquais fût sorti hors de sa chambre, il monte tout à l'heure, et il frappe à la porte. Léandre qui était seul dans le lit, demande qui va là, on répond : "Ami" ; il se lève nu en chemise, va ouvrir la porte et se recouche aussitôt. Etant entré, Léandre lui demande ce qu'il voulait. "Je suis l'apothicaire, dit-il, Monsieur, qui apporte votre lavement. – Diable soit le coquin ! dit Léandre, ce n'est pas ici, monte là-haut. – Excusez-moi, dit-il, Monsieur, je sais bien que c'est céans ; ne vous nommez-vous Léandre ?" Et là dessus, tire son lavement de dessous son manteau et le verse dans la seringue. "Morbleu du maraud ! dit Léandre, je te dis encore une fois que c'est là-haut, marche. – Excusez-moi, répondit-il, Monsieur, je sais l'aversion que vous avez pour les lavements, et je m'étonne fort que vous aimez mieux vous laisser mourir que d'user d'un si bon et doux remède ; j'en baillerais à un enfant de deux ans, et même à une femme prête d'accoucher : mon lavement est composé de telle chose et telle, il n'y a rien que de bien doux et l'on le pourrait, le vous jure, prendre par la bouche". Le pauvre Léandre pensa perdre patience d'ouïr tout ce discours, il lui conte mille injures, le menaçant de le jeter par les fenêtres. L'apothicaire, qui avait fort bien prévu tout ce discours, et qui ne s'en étonnait guère, voyant qu'il ne le pouvait séduire par la douceur, se résolut d'user de la force, et ayant donné le signal à ses gens, qui étaient sur la montée, ils entrèrent dans la chambre. L'apothicaire s'approche du lit, lui disant : "Vous ne gagnerez rien, Monsieur, vous le prendrez, soit d'amitié ou de force, c'est pour votre bien". Il fait signe à ses gens, qui le prennent l'un par un pied, et l'autre par l'autre, bien leur prit-il qu'il était couché, car autrement ils n'en fussent pas sitôt venus à bout ; il fait ce qu'il peut pour se défendre, et voyant qu'il ne peut résister à tous, il jure, crie, tempête, menace, leur contant mille injures, mais tout cela ne sert de rien ; ces gens, en dépit de lui, le mettent en telle posture que l'apothicaire le demande, et prêt à recevoir le coup, il lui enfonce tout jusqu'à la dernière goutte, usant pourtant de précaution et tournant la tête, en sorte qu'il ne pût pas être endommagé, en cas qu'il lui prît fantaisie de se venger par cette voie et sitôt qu'il eût fait, il fit par un de ses gens ouvrir la porte de la chambre, le jettent sur le lit, se sauvent tous, descendant les degrés en diligence et fermant la porte sur eux, étant plutôt dans la rue que l'autre n'eût eu le loisir de songer à eux ; et de les suivre, il n'y avait point d'apparence en l'état où il était, tellement que jamais homme ne fut plus honteux et plus décontenancé.
(L'Elite des contes, seconde partie, Paris, Vve Trabouillet, 1641, p. 312-318)




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