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L'Amant indiscret ou le Maître étourdi


Philippe QUINAULT, L'Amant indiscret ou le Maître étourdi, Paris, Quinet, 1656

(édition critique moderne : ed. by William Brooks, Liverpool Online Series, vol 7)

Le sujet de cette comédie est le même que celui de L'Etourdi.

Elle présente également des points de rencontre avec :

Pour une analyse détaillée des rapports entre L'Etourdi et L'Amant indiscret, voir C. Bourqui, Les Sources de Molière, Paris, SEDES, 1999, p. 69-73.


L'AMANT
INDISCRET,
OU
LE MAîTRE
ETOURDI.

COMEDIE.
Par le Sr QUINAULT.

A PARIS,
Chez TOUSSAINT QUINET, au Palais, sous la montée de la Cour des Aides.

_________________

M. DC. LVI.
Avec Privilège du Roi.

A MONSEIGNEUR
MONSEIGNEUR LE DUC
DE CANDALE
ET DE LA VALETTE,
PAIR ET COLONEL
Général de France, Gouverneur et Lieutenant Général pour le Roi en ses pays de Bourgogne, Bresse, haute et basse Auvergne, et Général des armées de sa Majesté en Catalogne, Roussillon et Cerdagne, etc.

MONSEIGNEUR,
La personne du Monde qui mérite le moins vôtre estime, oze ici vous demander l'honneur de vôtre protection. C'est un INDISCRET qui devient ambitieux et qui malgré ses faiblesses s'assure de se pouvoir rendre illustre en se consacrant à vous. Encore qu'il n'ait guère fait paraître de jugement depuis que je l'ai fait connaître en ce Royaume, il n'a pas laissé de remarquer que toute la France est fortement persuadée de la justesse du discernement que vous faites de toutes choses, et il n'a point été assez étourdi, pour ne se pas apercevoir qu'il doit tout le bruit qu'il s'est acquis sur notre Théâtre, à l'indulgence que vous avez eue pour ce qu'il a de défectueux ; il a bien reconnu que toute la Cour n'a trouvé son caractère plaisant, que parce que vous avez témoigné que vous ne le trouviez pas désagréable : et bien qu'il fasse toute sa gloire d'un défaut qui le rend indigne de toute sorte de bonnes fortunes, il s'est imaginé qu'il n'a qu'à se parer de l'éclat de votre Nom, pour se mettre dans une haute estime et passer même pour un AMANT à la mode. Pour moi, MONSEIGNEUR, je vous avouerai que d'abord son dessein m'a semblé téméraire ; mais ensuite il m'a paru si fort avantageux qu'il ne m'a pas été possible de le désapprouver. Ce n'est pas que je veuille prendre ici l'occasion de publier à votre gloire tout ce que l'on peut dire de merveilleux sur un sujet si brillant et si peu commun, je pourrais dire avec vérité, que vous descendez d'un nombre infini de Héros, dont les belles actions sont les plus riches ornements de l'Histoire ; mais que les superbes avantages que vous pouvez tirer de cette glorieuse naissance, ne sont pas vos qualité les plus illustres et que votre propre valeur vous peut donner assez de gloire pour n'avoir pas besoin de celle de vos Ancêtres, j'ajouterais encore sans vous flatter que la Fortune, quand elle vous serait extrêmement favorable, ne pourra jamais égaler en vous par ses faveurs, celles que le Ciel et la Nature vous ont faites, et que malgré toutes ses richesses elle sera toujours insolvable pour payer ce qu'elle doit à votre Mérite. Enfin MONSEIGNEUR, je pourrais m'étendre avec éclat sur les charmes de votre Personne, sur les lumières de votre Esprit, et sur la grandeur de votre Cœur si je n'étais assuré que ce sont des Merveilles au dessus des louanges les plus ingénieuses. Je n'ai garde de vouloir renfermer dans une simple lettre une matière dont un juste volume ne pourrait contenir que la moindre partie, et je ne doute pas que je ne pourrais entreprendre de faire ici votre Eloge, sans devenir autant Indiscret que celui que j'ose vous offrir. C'est ce qui m'oblige à vous dire que je borne tous mes desseins à prendre ici l'occasion de vous protester que je suis avec une passion très-ardente et des respects très profonds.

MONSEIGNEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur.
QUINAULT.

Extrait du Privilège du Roi.

PAR grâce et Privilège du Roi donné à Paris le 3. jour de Juin 1656 signé le Gros. Il est permis à Toussaint Quinet, Marchand Libraire en notre bonne Ville de Paris, de faire Imprimer, vendre et débiter par tous les lieux de notre obéissance une pièce de Théâtre intitulée, L'Amant Indiscret, ou le Maître Etourdi, Comédie du Sieur Quinault, pendant l'espace de cinq ans, à commencer du jour que ladite pièce sera achevée d'imprimer, et défenses sont faites à toutes personnes de l'imprimer, vendre ni débiter pendant ledit temps, sur peine de quinze cents livres d'amende, et de tous dépens, dommages et intérêts, comme il est plus amplement porté par lesdites lettres de Privilège.

Signé BALARD, Sindic.

Enregistré sur le livre de la Communauté, le neuvième de Juin 1656. Suivant l'Arrêt du Parlement du 9. Avril 1653.

Achevé d'imprimer pour la première fois le 26. Juin 1656.

Les Exemplaires ont été fournis.

ACTEURS.

CLEANDRE, amant de Lucresse.
PHILIPIN, valet de Cleandre.
CARPALIN, hôte de la Teste-noire.
COURCAILLET, hôte de l'Espée royale.
LISIPE, autre amant de Lucresse.
LUCRESSE, Maîtresse de Cleandre et de Lisipe.
ROSETTE, servante de Lucresse.
LIDAME, Mère de Lucresse.

La Scène est à Paris.

L'AMANT
 INDISCRET,
OU 
LE MAISTRE 
ETOURDI.


COMEDIE.

_______________________________

ACTE I.

SCENE PREMIERE.

CLEANDRE, PHILIPIN.

CLEANDRE.

Dis-moi mon espérance est-elle bien fondée ?
As-tu vu leur Bateau ?

PHILIPIN.

La Coche est abordée :
[2]
On avait mis la planche au bord on l'arrêtait,
Et quand je suis venu, tout le monde en sortait.

CLEANDRE.

Mais as-tu remarqué cette Beauté si chère ?

PHILIPIN.

J'ai vu distinctement Lucresse avec sa Mère.

CLEANDRE.

Ne me flattes-tu point ? de grâce dis-le moi,
As-tu vu cet Objet ?

PHILIPIN.

Tout comme je vous vois,

CLEANDRE.

Possible as-tu cru voir.

PHILIPIN.

Ha je ne suis pas dupe !
J'ai fort bien remarqué la couleur de sa Jupe,
J'ai fort bien discerné sa façon de marcher,
Et j'ai connu sa Mère à l'entendre cracher.
De plus j'ai dès l'abord observé dans la presse,
Qu'un certain Fanfaron conduit votre Maîtresse.

CLEANDRE.

C'est peut-être un parent.

PHILIPIN.

Ou quelque Amant transi ;
Mais bientôt sur ce point vous serez éclairci,

CLEANDRE.

Je vais donc les attendre en cette hôtellerie,
Ainsi que tu m'as dit !

PHILIPIN.

Dépêchez, je vous prie ;
Sur ce qu'on vous écrit vous pouvez bien juger
Qu'en cette hôtellerie elles viendront loger :
Je vais entretenir Rozette leur servante
Qui comme vous savez, n'est pas désobligeante :
Tandis preparez l'hoste, et donnez ordre à tout.
Nous les amenerons, nous en viendrons à bout.
Sur tout gardez, Monsieur ! de faire aucune faute.

CLEANDRE.

Je n'y manquerai pas ; va va ; mais voici l'hôte.

SCENE II.

CARPALIN, COURCAILLET, CLEANDRE.

CARPALIN.

Pour boire du meilleur, Monsieur ! entrés céans.
Nous ne débitons point de gros vin d'Orléans.
Nous avons du Chablis, de l'Arbois et du Beaune,
Et du bon Coindrieux qui croît au bord du Rhône.

COURCAILLET.

Monsieur ! l'on boit ici, mais du plus délicat
Du vin de Malaguet, Contepordrix, Muscat,
Du vin de Lasciotat et de la Malvoisie
Plus douce que Nectar, plus douce qu'Ambroisie.

CARPALIN.

Il a de ces boissons comme j'en ai dans l'œil :
C'est du vin de Nanterre, ou du vin d'Argenteuil.
Qu'on ferait bien traité chez ce vilain chat maigre !
Pour les évanouis il a de bon vinaigre.

COURCAILLET.

De meilleur que le tien.

CARPALIN.

Tu n'es qu'un gargotier :
Qu'un frelateur de vin qui gâte le métier.

COURCAILLET.

O le gros fricasseur !

CARPALIN.
[4]
O l'impertinent drille,
C'est un palefrenier qui fait dancer l'estrille !

COURCAILLET.

Monsieur venez chez moi, c'est un écorche-veau.

CARPALIN.

Si tu ne sors d'ici, je frotte ton museau.

CLEANDRE.

Messieurs accordez-vous !

CARPALIN.

Rentre, ou je te bouchonne.

COURCAILLET.

Toi, si tu l'avais fait, il t'en coûterait bonne.

CLEANDRE.

En me tirant ainsi vous ne m'obligez point ;
Vous avez en trois lieux déchiré mon pourpoint.

CARPALIN.

Si je prends un bâton !

COURCAILLET.

C'est ce que je demande.

CLEANDRE.

Ne faites point ici de querelle plus grande,
Ce tumulte et ce bruit détourne les passants.
Allez j'entre en ce lieu.

SCENE III.

CARPALIN, CLEANDRE.

CARPALIN.
[5]
C'est parler de bon sens,
Monsieur ! assurément c'est à la Teste-noire
Que les honnêtes gens s'arrêteront pour boire.

CLEANDRE.

Ce n'est pas pour le vin que je m'arrête icy.
Avez-vous à manger ?

CARPALIN.

Nous en avons aussi
Nous fournirons des mets et des plus délectables
Qui se peuvent servir sur les meilleures tables,
Des Potages bien faits et bien assaisonnés.

CLEANDRE.

Il en faudra quelqu'un.

CARPALIN.

Et des mieux mitonnez
De Pigeonneaux farcis, de volailles bien faites,
Avec des champignons, beatils, andouillettes,
Cardes, marrons, pignons et fins palais de bœuf.
Couronnez de citron, grenade et jaune-d'œuf.

CLEANDRE.

C'est assez.

CARPALIN.

S'il vous plaît, nous aurons bien l'adresse
D'en faire au riz de veau, d'en faire à la Princesse
[6]
Bisque et potage ensemble avec des pigeonneaux,
Avec poulets de grain, cailles et cailletteaux.

CLEANDRE.

Il n'en faut qu'un fort bon.

CARPALIN.

Si vous en voulez quatre,
Ce n'est rien que du prix dont il se faut débatre.
Vous serez bien servi, jamais l'Escu-d'argent
N'a vu de potager qui soit plus diligent,
Qui sache assaisonner d'une meilleure sorte.
J'ai des bras Dieu merci ! qui n'ont pas la main morte.

CLEANDRE.

Vous aurez quelque entrée ?

CARPALIN.

On l'entend bien ainsi.
Hachis, langues de bœuf, et boudins blancs aussi,
Des poulets fricassés, avec la sauce blanche,
Quelques pieds de mouton, de jambon mis en tranche,
Une capilotade avec croute de pain.

CLEANDRE.

C'est trop.

CARPALIN.

Ce n'est pas trop pour éveiller la faim,
Pour rôti nous aurons Chapons gras et Poulardes,
Gelinotes, Faisants, Tourtres, Perdris, Outardes,
Grives, Canards, Vanneaux, Cercelles et Ramiers,
Bécassinnes, Courlis, Halebrans et Pleuviers.

CLEANDRE.

Finissez ce récit mon Maître, je vous prie !

CARPALIN.

L'on ne manque de rien dans cette hôtellerie,
S'il faut des entremets, un hachis de chapon
En raisin de Corinte avec jus de mouton,
Un bassin d'ortolans, quelque autre de gelée,
La pistache en ragoût, l'amende rissolée ?

CLEANDRE.
[7]
Il n'en faudra pas tant.

CARPALIN.

Si vous voulez du fruit
J'ai tout ce que de bon la Touraine produit.

CLEANDRE.

C'est assez, c'est assez, ce long babil me tue !
Je ne demande point de chère superflue.

CARPALIN.

Si vous vouliez traiter en un jour de Poisson,
Nous en accommodons de plus d'une façon.
Nous pourrions vous donner pour le premier service
Potage de santé, potage d'écrevisse,
Potage de pois-verts, d'éperlans, de navets,
D'oignons, de tailladins, de ris, et de panets ;
Saumon, brochet, turbot, alose, truite, et sole
Soit fris au court-bouillon, en ragoût, en casserole,
Saumonés ou rôtis.

CLEANDRE.
C'est pour un autre jour.

CARPALIN.

Nous y pourrions mêler quelques pièces de four.
Œufs filez, œufs mignons, champignons à la crême,
Lactances en ragoûts.

CLEANDRE.

Sa longueur est extreme.

CARPALIN.

Ramequins et bugnets, artichauts fricassez,
Gelée et blanc-manger.

CLEANDRE.

C'est assez, c'est assez,
Parlons pour le présent.

CARPALIN.

Monsieur c'est pour vous dire
Qu'entre les Cabarets le mien n'est pas le pire,

CLEANDRE.
[8]
Une troupe modeste en ce lieu doit venir,
Et de fort peu de mets sa table on peut fournir.
Sur tout vous payant bien, pourrez-vous bien vous taire,
De ?

CARPALIN.

De quoi ? Dites donc.

CLEANDRE.

D'un amoureux mystère.

CARPALIN.

D'un mystere amoureux ? me faire cet affront ?
Ha Monsieur la rougeur déjà m'en vient au front !
J'ai très sué d'anhan oyant cette parole.

CLEANDRE.

Sechez cette sueur avec cette pistole ;
Et croyez que chez vous si j'ai quelque bonheur,
J'y saurai conserver tout bien et tout honneur.

CARPALIN.

C'est ce que je demande, et j'abhorre le blâme ;
Vous pourriez bien ici conduire quelque Dame.

CLEANDRE.

Oui.

CARPALIN.

C'est tout va, j'apprends avecque les savants,
Que l'on peut aujourd'hui vivre avec les vivants.
Des affaires d'autrui je ne m'enquête guère.

CLEANDRE.

Ecoutez, nous aurons une fille et sa mère,
Quelques valets encor.

CARPALIN.

Ha je vous entends bien !
Ce sont en bon Français gens qui ne valent rien.

CLEANDRE.

Nullement, nullement ; votre discours m'irrite ;
Je vous parle de gens d'honneur et de mérite.

CARPALIN.

Qui méritent l'honneur d'avoir la Fleur-de-lys.

CLEANDRE.
[9]
Insolent parlez mieux !

CARPALIN.

Si ce n'est rien de pis.

CLEANDRE.

Ne vous imprimez point une peur ridicule.

CARPALIN.

Ma Maison jusqu'ici se trouve sans macule :
Lorsque j'y suis entré, je l'ai fait reblanchir ;
Je veux m'y conserver plutôt que m'enrichir  :
Mais quand on est instruit, on pêche sans scandale.

CLEANDRE.

Tout beau dans mes desseins il n'est rien qui soit sale ;
C'est une honnête amour qui règle mon désir.

CARPALIN.

Vivant en tout honneur vous me ferez plaisir.

CLEANDRE.

La marmite est au feu ?

CARPALIN.

Non ; mais il l'y faut mettre.

CLEANDRE.

Mais le temps est pressé, qui ne le peut permettre.
Avez vous un chapon bien gras et bien refait ?

CARPALIN.

Il m'en viendra du Mans qui seront à souhait.
S'ils ne sont d'une chair et délicate et tendre,
Fussent-ils en morceaux, je les veux bien reprendre.

CLEANDRE.

Mais vous n'en avez point ?

CARPALIN.

Non pas pour le présent.

CLEANDRE.

O qu'ici je rencontre un hôte mal plaisant !
Avez-vous des poulets pour mettre en fricassée ?

CARPALIN.

La porte de Paris n'est pas bien loin placée.
On ira promptement.

CLEANDRE.
[10]
N'avez-vous rien ici ?
Quoy ny boeuf, ny mouton ?

CARPALIN.

Il m'en vient de Poissy.

CLEANDRE.

N'avez-vous rien de cuit ? n'avez-vous rien pour cuire ?

CARPALIN.

J'aurais un pigeonneau qui pourrait bien vous duire.

CLEANDRE.

C'est trop peu qu'un pigeon.

CARPALIN.

Aussi bien cet oiseau
S'est noyé hier au soir buvant dans notre seau.
Hélas la pauvre bête elle est morte enragée !
Et nonobstant cela, ma femme l'a mangée.

CLEANDRE.

Avez-vous des pâtés ? où me suis je embourbé ?

CARPALIN.

Monsieur ! pour des pâtés notre four est tombé :
Mais j'attends le Maçon qui s'en va le refaire.

CLEANDRE.

Est-ce ainsi que chez vous on fait si bonne chère ?

CARPALIN.

Pour cette heure Monsieur ! vous m'avez pris sans vert :
S'il vous plaît toutes-fois une sauce-Robert.
Nous avons de porc frais, de fines cotelettes
Grasses, de bonne chair, tendres et bien douillettes.

CLEANDRE.

Cela ne suffit pas ; où m'a-t-on adressé ?

CARPALIN.

Donnez-moi de l'argent, si le cas est pressé,
J'irai prendre un chapon à la rôtisserie.

CLEANDRE.
[11]
Il est fort à propos ; faites donc, je vous prie,
Et que l'on ait encore la couple de poulets :
Tenez, envoyez donc, avez vous des valets ?

CARPALIN.

Trouve-t-on des valets sans vice et sans reproche ?
Non ; mais j'ai mon Barbet qui tourne bien la broche.
Il sera dans sa roue avant qu'il soit long-temps
Je reviendrai bientôt.

CLEANDRE.

Allez, je vous attends
Courez je vous supplie, et ne demeurez guère.
Ma Maîtresse en ce lieu fera mauvaise chère ;
Mais je la ferai bonne en voyant ses beaux yeux
Dont l'azur est plus clair que n'est celui des Cieux.
Quel homme vient ici ? sa présence importune
S'en va servir d'obstacle à ma bonne fortune.

SCENE IV.

CLEANDRE, LISIPE.

CLEANDRE.

Est-ce vous cher Lisipe ? est-ce vous que je vois ?
Ne m'abuse je point ?

LISIPE.

Non Cleandre, c'est moi.

CLEANDRE.

Quelle heureuse rencontre ! et quoi dans cette ville ?

LISIPE.
[12]
J'ai fait assez long-temps un métier invisible,
Où je n'ai rien gagné si ce n'est quelques coups :
Il est temps que chez moi je cherche un sort plus doux.
Je me sens tout usé d'avoir porté les Armes,
Et pour moi désormais le repos a des charmes.
Je suis prêt d'épouser une rare Beauté
Où je borne mes vœux et ma félicité :
Et j'ai fait de Paris le voyage avec elle,
Pour vider un procès qui dans ce lieu l'appelle.

CLEANDRE.

Depuis trois ans passez vous estes hors d'ici
Sans nous avoir écrit ?

LISIPE.

Cleandre il est ainsi :
Mais les mains qu'on emploie à servir aux armées,
D'écrire bien souvent sont désacoustumées :
Puis on a de la peine à les faire tenir.

CLEANDRE.

Et puis de ses amis on perd le souvenir.

LISIPE.

Point du tout, j'eus toujours Cleandre en ma mémoire.

CLEANDRE.

C'est m'obliger beaucoup que me le faire croire.

LISIPE.

He bien l'on m'a conté que vous jouez toujours !
Comment va la fortune ?

CLEANDRE.

Elle est dans le decours.
Ma Maison de Paris, depuis un mois vendue,
En beaux deniers comptant dans mes mains s'est fondue.

LISIPE.

Lorsque le malheur dure, il est bien affligeant.

CLEANDRE.
[13]
Quand je jette les dés, je jette mon argent ;
Et si je m'émancipe à dire tope ou masse,
Le malheur qui me suit, ne me fait point de grâce.
Si je joue au piquet avec quelque ostrogot
Il me fera vingt fois pic, repic et capot.
En dernier il aura deux quintes assorties,
Et vingt fois pour un point je perdrai des parties.

LISIPE.

Le jeu n'est pas plaisant lors que l'on perd ainsi.

CLEANDRE.

J'ai perdu le désir de plus jouer aussi
Et j'en ai fait serment au moins pour six semaines.

LISIPE.

Les serments d'un joueur sont des promesses vaines.
Je suis fort assuré que vous n'en ferez rien.

CLEANDRE.

Je prétends ménager le reste de mon bien,
Et n'irai plus tenter un hasard si nuisible.

LISIPE.

Ha ceste retenue est du tout impossible !
Votre âme pour le jeu sent trop d'émotion.

CLEANDRE.

Elle est pleine aujourd'hui d'une autre passion.

LISIPE.

D'ambition, d'amour ?

CLEANDRE.

C'est d'amour, cher Lisipe !

LISIPE.

Dans ce jeu bien souvent, comme aux autres on pipe,
Et parfois tel amant s'embarque avec chaleur
Qui perd souvent son fait et joue avec malheur.
Est-ce pour une veuve, ou bien pour une fille ?

CLEANDRE.

C'est pour l'unique enfant d'une bonne famille,
Pour une fille riche et belle au dernier point.

LISIPE.
[14]
Et qui souffre vos soins ?

CLEANDRE.

Et qui ne me hait point.

SCENE V

LISIPE, PHILIPIN, CLEANDRE.

LISIPE.

Est-elle de Paris ?

PHILIPIN à part.

Ha !

CLEANDRE.

Non, elle est d'Auxerre.

PHILIPIN à part.

C'est son rival.

LISIPE.

C'est-là que j'ai certaine terre :
M'apprendrez-vous comment se forma cet Amour ?

CLEANDRE.

J'étais dedans Auxerre, et dans un Temple un jour.

PHILIPIN à Cléandre.

Monsieur que pensez-vous d'en user de la sorte ?

CLEANDRE.

C'est un de mes amis.

PHILIPIN.

Il n'importe.

CLEANDRE.
[15]
Il n'importe ?
Quand je vis cet objet si charmant et si beau,
Que je dois l'adorer jusques dans le tombeau,

LISIPE.

Son nom ?

PHILIPIN.

Gardez-vous bien.

CLEANDRE.

On la nomme Lucresse.

PHILIPIN.

Hé Monsieur !

LISIPE à part.

C'est aussi le nom de ma maîtresse.

CLEANDRE.

Un de ses gants tomba, j'allai lui présenter,
Et lui fis compliment.

PHILIPIN.

Il va tout lui conter.

CLEANDRE.

A ce premier abord nos deux cœurs tressaillirent,
Nos âmes doucement dans nos yeux se perdirent,
Et mutuellement apprirent en ce jour
Quelle est l'émotion d'une première amour.
Je la suivis vingt pas ; mais redoutant sa mère.

PHILIPIN.

Arrestez.

CLEANDRE.

Ôte-toi qui parois fort sévère :
Elle me conjura de n'aller pas plus loin ;
Mais j'appris sa demeure avec beaucoup de soin,
Et depuis dans Auxerre en differents voyages
J'obtins de ses bontés d'assez grands témoignages.

PHILIPIN.

Que dira-t-il encor ?

CLEANDRE.

Mon valet par hasard
Connaissoit sa servante.

PHILIPIN.
[16]
Ha le Diable y ait part.

CLEANDRE.

Et ceste fille adroite et bien sollicitée
Avec beaucoup d'ardeur à m'aimer l’a portée,
Jusque à me protester et me donner sa foi
De n'accepter jamais d'autre mari que moi.

PHILIPIN.

Bon c'est bien debuté ! belle découverture !

LISIPE.

Ami ! voilà sans doute une belle aventure ;
Mais quelle occasion vous fait venir ici ?

CLEANDRE.

Ma Maîtresse bientôt s'y doit trouver aussi :
Car sa mère d'Auxerre avec elle l'amène.

PHILIPIN.

Que dites-vous ?

CLEANDRE.

Tais-toi.

PHILIPIN.

Votre fièvre quartaine !

CLEANDRE.

Dans cette hôtellerie elles viendront loger !
L'hôte est un homme adroit que j'ai su ménager.
Chez lui...

PHILIPIN.

Vous parlez mal.

CLEANDRE.

Maraud te veux-tu taire ?
Je verrai librement cette beauté si chere.

PHILIPIN.

J'enrage ;

LISIPE.

Avec sa mère il vous faudra traiter ?

CLEANDRE.

En parlant à Lidame on pourrait tout gâter.

PHILIPIN.
[17]
Ha voilà tout perdu !

LISIPE.

Sa mère est donc Lidame ?

CLEANDRE.

Vous la connaissez donc ?

LISIPE.

Oui, oui pour une femme
Qui prend de bons conseils, qui sait en bien user.
Et que malaisement vous pourrez abuser.
Je sais qu'homme vivant n'épousera sa fille
Qu'il ne soit de fort noble et fort riche famille,
Et malgré tous vos soins, je vous donne ma foi
Qu'elle n'aura jamais autre gendre que moi.

PHILIPIN.

Monsieur en tenez-vous ?

LISIPE.

Sur tout je vous proteste
Qu'elle hait un joueur comme elle fait la peste,
Avant qu'il soit longtemps, vous le pourrez savoir.

CLEANDRE.

Lisipe encor un mot !

LISIPE.

Adieu jusque au revoir.

[18]

SCENE VI.

PHILIPIN, CLEANDRE.

PHILIPIN.

Ma foi le trait est drôle : ô Dieu quelle imprudence !
Faire à vostre rival entière confidence !

CLEANDRE.

Que dis-tu, Philipin ? Lisipe est mon rival ?

PHILIPIN.

Rosette me l'a dit.

CLEANDRE.

O malheur sans égal !

PHILIPIN.

Moi, j'appelle cela sottise sans exemple.
Il a laissé Lucresse et sa mère en un Temple :
Cependant qu'en ces lieux il a voulu venir
Pour voir l'hôtellerie et pour la retenir ;
Et sans vostre rencontre et votre peu d'adresse,
Vous eussiez peu loger avec votre Maîtresse.
Vous étiez bien pressé de conter vos amours :
Lorsque je vous tirais, vous poursuiviez toujours :
En découvrant ainsi tout ce qui vous regarde
Vous avez contenté votre humeur babillarde.
Vous pourrez désormais vous adresser ailleurs :
Mes desseins sont rompus, faites en de meilleurs ;
Votre indiscrétion n'eut jamais de semblable.

CLEANDRE.
[19]
N'insulte point au sort d'un amant misérable.
Le désespoir qui suit mon indiscrétion,
Ne suffira que trop pour ma punition.
Crois que bientôt ma mort finira ma misère.

PHILIPIN.

Ha gardez-vous en bien ! vous ne sauriez pis faire :
Entrons pour vous servir je veux faire un effort,
On remédie à tout ; mais non pas à la mort.

Fin du premier Acte.

[20]

ACTE II.

SCENE PREMIERE.

LISIPE, LUCRESSE, ROSETTE.

LISIPE.

Voicy l'appartement, belle et chere Lucresse !
Que suivant mes desirs vostre mere vous laisse.

LUCRESSE.

Il y faut demeurer ; mais par quelle raison
Nous faites vous loger dedans cette maison ?
Cette chambre est petite, et de plus mal garnie.
Je serois beaucoup mieux dans l'autre hostellerie.

LISIPE.

Ouy vous y seriez mieux ; mais j'y serois plus mal,
Vous verriez vostre amant, je verrois mon rival.

LUCRESSE.

Quel rival ? ha Lisipe expliquez-vous de grace !

LISIPE.

Je m'explique assez-bien ; je sçay ce qui se passe.
Un galant dans ce lieu n'avoit pas rendez-vous ?

LUCRESSE.
[21]

Estes-vous insensé ?

LISIPE.

Non, mais je suis jaloux :
Vous ne m'aimez pas fort.

LUCRESSE.

Cela pourroit bien estre.

LISIPE.

Vous cognoissez Cleandre ?

LUCRESSE.

Hé-bien pour le connoistre ?
Un motif si leger vous peut-il alarmer ?
Est-ce un crime si grand ?

LISIPE.

C'en est un de l'aimer.

LUCRESSE à part.

Il sçait tout, quel malheur !

LISIPE.

Vous rougissez Lucresse ?

LUCRESSE.

Si l'on me void rougir c'est de vostre foiblesse,
De vos soupçons fâcheux injustement conceus.

LISIPE.

Ne vous emportez pas, respondez là dessus.
Pouvez-vous denier que vous aimez Cleandre,
Qu'en l'autre hostellerie il vous devoit attendre ?
Cleandre librement m'a tout dit aujourd'huy.

LUCRESSE.

Cleandre !

LISIPE.

Ouy Cleandre, ouy j'ay tout sçeu de luy.
De vostre affection il fait si peu de conte,
Qu'il s'en vante desja par tout à vostre honte.

LUCRESSE.

Dieu, que me dites-vous ?

LISIPE.
[22]
Je dis la verité.

LUCRESSE.

Ha quelle perfidie ! ha quelle lâcheté !

LISIPE.

C'est avecque raison que ce depit éclatte :
Pour punir cet ingrat cessez de m'estre ingratte.
Faites justice à tous, et payez en ce jour
Le mespris par la haine, et l'amour par l'amour.
Changez en un feu pur une ardeur criminelle.
Lisipe tout au moins, vaut bien un infidelle ;
Vostre mere m'attend, adieu pensez y bien :
Je suis assez discret pour ne luy dire rien.
Ce n'est pas sans regret qu'ainsi je me retire  :
Mais chez son Procureur je dois l'aller conduire.

SCENE II.

LUCRESSE, ROSETTE.

LUCRESSE.

J'ay fait sur l'apparence un jugement bien faux.
Ha qu'un homme bien fait a souvent de deffaux !
Que ce cruel mespris sensiblement me fâche !
Que je suis mal-heureuse ! et que Cleandre est lâche !

ROSETTE.

Mais......

LUCRESSE.

Ha ne me dis rien pour cet ingrat amant,
Et ne t'oppose point à mon ressentiment !

[23]
Je ne suis que trop foible encor contre ce traître ;
Mais que veut le valet de ce perfide Maistre ?

SCENE III.

PHILIPIN, LUCRESSE, ROSETTE.

PHILIPIN.

Rosette, Dieu te gard !

ROSETTE.

Où viens-tu malheureux ?
Si Lidame ou Lisipe.

PHILIPIN.

Ils sont sortis tous deux.

ROSETTE.

Chez nostre Procureur ils vont pour quelque affaire,
Il loge icy tout proche, ils ne tarderont guere.

PHILIPIN.

Je ne tarderay guere à m'en aller aussi.

LUCRESSE.

Que vous dit Philipin ? que cherche-t'il icy ?

PHILIPIN.

Je viens vous y chercher de la part de Cleandre.
Escoutez.

LUCRESSE.

De sa part je ne veux rien entendre.

PHILIPIN.

La fierté vous sied bien ; mais puis-je me flatter
Que de ma part au moins vous vouliez m'escouter ?

LUCRESSE.
[24]
Non, sortez.

PHILIPIN.

D'où luy vient cette humeur dedaigneuse ?
Je ne la vis jamais si triste et si grondeuse.

ROSETTE.

Elle en a bien raison ; ton Maistre....

PHILIPIN.

Qu'a-t-il fait ?

ROSETTE.

Ton maistre n'est ma foy qu'un insolent parfait.
Il sçait fort mal couvrir l'honneur d'une maistresse ;
Lisipe a sceu de luy les secrets de Lucresse.

LUCRESSE.

Mes bontez l'ont rendu trop vain et trop hardy.

PHILIPIN.

A dire vray, mon Maistre est assez estourdy ;
Mais sa franchise seule, et non pas sa malice
Luy rend souvent ainsi quelque mauvais office.
Lisipe est son amy ; mais je puis protester
Qu'il n'a rien sceu de luy qui vous doive irriter.

LUCRESSE.

Ce qu'il a dit pourtant n'est pas fort à ma gloire,

PHILIPIN.

Lisipe est son rival, on ne le doit pas croire.

LUCRESSE.

Son raport par le tien n'est que trop confirmé.
Commençant d'estre ingrat il cesse d'estre aimé.

PHILIPIN.

Ma foy si vous sçaviez comment de cette offence
Des-ja mon pauvre Maistre a fait la penitence,
Comme il se desespere, et jure en son transport
Que pour perdre Lisipe il differe sa mort,
D'une fiere tigresse eussiez vous la furie,
Je gage qu'à l'instant vous seriez attendrie,
Vous en auriez pitié.

LUCRESSE.
[25]
Je n'en dois point avoir.
Va dis luy que jamais il n'espere me voir.
Mon amour fut moins grand que ma colere est forte.

PHILIPIN.

C'est dont fait de sa vie.

LUCRESSE.

Il n'importe, il n'importe.

PHILIPIN.

Peste qu'elle est cruelle !

LUCRESSE.

Ouy : sors sans raisonner ;
Dis-luy que je ne puis jamais luy pardonner.

PHILIPIN.

Vous voulez donc qu'il meure ?

LUCRESSE.

Apres un tel outrage
Qu'il meure, il ne sçauroit m'obliger davantage.
Va, va l'en advertir ; va donc : mais quoy ? revien.

PHILIPIN.

Que luy diray-je enfin ?

LUCRESSE.

Dis-luy ; ne luy dis rien.

PHILIPIN.

Voila bien des façons pour n'avoir rien à dire.

LUCRESSE.

A ce juste courroux mon cœur ne peut soubscrire.
Tout criminel qu'il est, je ne le puis hair.
Je ne puis me vanger, quoy qu'il m'ait pû trahir.
Et s'il avoit pour moy, quelque tendresse encore,
Je luy pardonnerois.

PHILIPIN.

Madame il vous adore,
Et s'il n'a pas l'honneur de vous voir aujourd'huy,
Je le tiens assez sot pour en mourir d'ennuy.

LUCRESSE.

Helas ! comment le voir ?

PHILIPIN.
[26]
La chose est fort aisée.
Pour peu qu'à le souffrir vous soyez disposée,
Vous pouvez quelque-part luy donner rendez-vous. 

ROSETTE.

Quelqu'un heurte à la porte : ha Dieu que ferons nous !
C'est vostre amant bouru ; je tremble en chaque membre.

LUCRESSE.

J'ouvriray, fais le entrer dedans cette antichambre.

SCENE IV.

LISIPE, LUCRESSE, PHILIPIN, ROSETTE.

LUCRESSE.

Vous revenez bien-tost ?

LISIPE.

Ce n'est pas sans raison.

LUCRESSE.

Comment ?...

LISIPE.

Le Procureur n'est pas à la maison.

LUCRESSE.

Ma mere pour l'attendre est elle demeurée ?

LISIPE.

Nullement, dans sa chambre elle s'est retirée.
Et je vais cependant chercher quelques papiers
Qu'il faut dans le procez produire les premiers.

LUCRESSE.
[27]
Où voulez-vous aller ?

LISIPE.

Prendre nostre valize,
Dedans cette anti-chambre où nostre hoste l'a mise.

LUCRESSE.

De grace demeurez !

PHILIPIN.

S'il me void, je suis mort.

LISIPE.

D'où vient qu'en m'arrestant vous vous troublez si fort ?

PHILIPIN.

Ma foy c'est à ce coup.

LUCRESSE.

Je vay vous en instruire :
Escoutez seulement, j'ay beaucoup à vous dire.
Je veux vous decouvrir un important complot :
Philipin est icy.

PHILIPIN.

Me voilà pris pour sot.

LISIPE.

Quel est ce Philipin ?

LUCRESSE.

Le valet de Cleandre.

PHILIPIN.

Je suis gasté sans doute, on luy va tout apprendre.

LUCRESSE.

Philipin est icy venu me conjurer
De donner rendez-vous.

PHILIPIN.

Où dois-je me fourer ?

LUCRESSE.

De ce discours encor je suis toute interditte.

PHILIPIN.

Pour un bras disloqué j'en voudrois estre quitte.

LISIPE.
[28]
Ha que ne tien-je icy ce maudit Philipin !

PHILIPIN.

Je ne me vis jamais si proche de ma fin.

LISIPE.

Qu'avez-vous respondu belle et chere Lucresse ?

LUCRESSE.

J'ay trompé ce valet.

PHILIPIN.

Ha la bonne traistresse !

LUCRESSE.

A tout ce qu'il a dit j'ay feint d'y consentir,
A dessein seulement de vous en advertir,
Et de me plaindre apres de vostre deffiance.

PHILIPIN.

Ha pauvre Philipin, songe à ta conscience !

LISIPE.

Le dessein de Cleandre est de vous enlever ;
Mais Madame ! en quel lieu le devez-vous trouver ?

LUCRESSE.

Dans la place Royalle.

PHILIPIN.

Elle donne le change.

LISIPE.

De ce lasche rival il faut que je me vange.

LUCRESSE.

Où courez-vous Lisipe !

LISIPE.

Ha ne m'arrestez-pas !
Je vais au rendez-vous le trouver de ce pas.
[29]

SCENE V.

LUCRESSE, ROSETTE, PHILIPIN.

LUCRESSE.

Fais venir Philipin.

ROSETTE.

Sors, sors en diligence.

PHILIPIN.

Vous venez d'exercer assez ma patience.
D'une fiebvre quartaine un importun frisson
Ne m'eust pas fait trembler de meilleure façon.
Mais pour revoir mon Maistre il est temps que je sorte ;
Ne vous verra-t-il point quelques-fois à la porte ?

LUCRESSE.

Ouy, dis-luy qu'il pourra me parler un moment,
Quand il verra sortir ma mere et mon amant.

PHILIPIN.

Pour vostre amant jaloux dans peu de temps j'espere
Qu'il n'obsedera plus ny vous ny vostre mere.

LUCRESSE.

Parles-tu tout de bon ?

PHILIPIN.

C'est un coup asseuré

Pour cet effect nostre hoste est des-ja preparé.
Il doit se deguiser et c'est pour un mistere
Qu'à mon maistre indiscret j'ay mesme voulu taire,
De crainte qu'il ne veinne encor nous tourmenter,
Et qu'en pensant bien faire il n'aille tout gaster :
Mais comme je cognois que vous estes discrette,
Cette affaire pour vous ne sera pas secrette.

ROSETTE.

Dieu ! La porte est ouverte et voicy le jaloux.

SCENE VI.

LISIPE, LUCRESSE, PHILIPIN, ROSETTE.

LISIPE.

Vous ne m'avez pas dit l'heure du rendez-vous :
Mais que veut ce maraut ?

PHILIPIN.

C'est vous que je demande
Pour vous dire deux mots d'importance fort grande.

LISIPE.

Parle...

PHILIPIN.

C'est en secret que je vous dois parler.

ROSETTE.

Je le tiens fort subtil, s'il peut s'en demesler.

PHILIPIN à Lisipe.,
[31]
Par l'ordre de Cleandre avec beaucoup d'adresse
Je suis venu sonder la vertu de Lucresse ;
Et j'ay par mes discours si bien sçeu l'emouvoir
Que mon Maistre a receu rendez-vous pour la voir :
Mais sçachant vostre amour, loin de vous faire outrage
Il renonce pour vous à ce grand advantage :
Et veut vous faire voir par ce prompt changement
Qu'il est meilleur amy qu'il n'est discret amant.
Il ne pretend plus rien au cœur de cette belle
Et vous fait advertir d'avoir l'œil dessus elle.

LISIPE.

Pour un si bon advis reçois ce diamant :
Que ton Maistre m'oblige !

PHILIPIN.

O Dieu, quel changement !

LISIPE.

Madame Philipin de la part de Cleandre
Touchant le rendez-vous vient de me tout apprendre,
Le croyant mon amy, je n'estois pas trompé.

LUCRESSE à part.

La deffaite est fort bonne, et Lisipe est dupé.
[32]

SCENE VII.

LISIPE, CARPALIN, deguisé en Paisan.

PHILIPIN, LUCRESSE, ROSETTE.

LISIPE.

Mais que nous veut cet homme ?

PHILIPIN.

Il paroit sans malice...

C'est nostre hoste Madame ! aidez à l'artifice.

CARPALIN.

Monsieur ne vous deplaise ! on m'avoit dit qu'icy
Je trouverois Lisipe.

LISIPE.

Ouy l'on m'appelle ainsi :

Voulez-vous me parler ?

CARPALIN.

Je veux plutost me taire,

Je suis un des fermiers de Monsieur vostre pere
Le pauvre homme : ha Monsieur ! songeant à ses malheurs,
Je n'ay pas le pouvoir de retenir mes pleurs.

LISIPE.

Quel malheur, quoy mon pere a-t'il fait quelque perte ?

CARPALIN.

La plus grande en effet qu'il ayt jamais soufferte.

LISIPE.

Quelle ?

CARPALIN.

[33]Vous l'apprendrez trop-tost à vos despens.

LISIPE.

Dites-moy tout ; c'est trop me tenir en suspends.

CARPALIN.

J'ay le cœur trop serré pour le pouvoir permettre :
Mais vostre oncle Albiran m'a chargé d'une lettre
Qui vous fera sçavoir pourquoy je pleure tant.

LISIPE.

Donnez-donc ; depeschez.

CARPALIN.

Vous l'aurez à l'instant ;

Elle n'est point icy.

LISIPE.

Je meurs d'impatience.
Cherchez dans l'autre poche avecque diligence.

CARPALIN.

Ouy : nous la trouverons Monsieur asseurément !
Je croy que je la tiens.

LISIPE.

Voyez donc promptement.

CARPALIN.

Je ne lis pas fort bien des lettres si mal faites :
Il faut que pour cela je prenne mes lunettes.

LISIPE.

C'est trop perdre de temps, donnez-moy ce papier  :
il lit.
A Monsieur Paul Grimaud apprenty savetier.

CARPALIN.

Ce n'est donc pas pour vous : c'est pour le fils du frere
Du nepveu du cousin de deffunct mon compere.

LISIPE.

Depeschez de trouver celle qui m'appartient.

CARPALIN.

Cà cherchons.

LISIPE.

Sçavez-vous tout ce qu'elle contient ?

CARPALIN.

[34] Ouy Monsieur ; mais il faut pourtant qu'elle se treuve.

LISIPE.

C'est pour ma patience une trop longue espreuve.

CARPALIN.

Monsieur asseurement je l'auray laissé choir,
Tirant dans le batteau ma bource et mon mouchoir,
Alors qu'il a falu payer mon batelage.

LISIPE.

Ne me retenez plus en suspend davantage :
Dites-moy promptement ce qu'on m'a pu mander.

CARPALIN.

Le diray-je Monsieur ?

LISIPE.

Dites sans plus tarder.

CARPALIN.

Feu vostre pere est mort, c'est tout ce qu'on vous mande.

LISIPE.

Que ma douleur est vive et que ma perte est grande !
Mais il me vid partir en fort bonne santé.

CARPALIN.

Il fut surpris du mal dez qu'il vous eut quitté :
Quelques heures apres il se trouva sans vie :
Ce mal à ce qu'on dit s'appelle punaisie.

PHILIPIN.

Ou plutost pleureisie.

CARPALIN.

Ouy, Monsieur justement !

Nous autres bonnes gens parlons grossierement.

LISIPE.

Madame pour mettre ordre au bien de feu mon pere
Ma presence au pays sera fort necessaire.

LUCRESSE.

[35] Ma mere auroit grand tort d'empescher ce depart,
Quand donc partirez-vous ?

LISIPE.

Dans une heure au plus tard.

De cet éloignement je ne puis me deffendre ;
Mais pres de vous bien-tost j'espere de me rendre.

CARPALIN.

Je vay vous dire à Dieu, Monsieur !

LISIPE.

Non, demeurez.

Vous disnerez ceans et puis vous partirez.

SCENE VIII.

CLEANDRE, LISIPE, CARPALIN, PHILIPIN, ROSETTE, LUCRESSE.

LISIPE.

Mais j'aperçois Cleandre, amy que je t'embrasse !

LUCRESSE à part.

Il reçoit cet accueil de fort mauvaise grace.

PHILIPIN à part.

Sans doute il n'est venu que pour le quereler.

CLEANDRE.

Je voudrois bien, Lisipe, en secret vous parler !

LISIPE.

[36] Il n'en est pas besoin, je sçay ce qui t'ameine.
Et des-ja de ta part l'on m'a tiré de peine :
Que ne te dois-je point pour un si grand effort ?

CLEANDRE.

Qu'avez-vous donc apris ? vous me surprenez fort.

ROSETTE.

Il va tout decouvrir.

PHILIPIN.

Cela pourroit bien estre.

LISIPE.

Philipin m'a tout dit.

CLEANDRE.

Et qu'a-t-il dit, le traistre ?

LISIPE.

Vostre dessein secret touchant le rendez-vous.

PHILIPIN.

Monsieur !

CLEANDRE.

Tu sentiras ce que pesent mes coups.

LISIPE.

A quoy bon vous servir d'une vaine finesse  :
Puis que vous renoncez à l'amour de Lucresse ?

CLEANDRE.

Moy j'y renoncerois.

PHILIPIN.

Ouy ; vous me l'avez dit.

CLEANDRE.

Ha fripon !

PHILIPIN.

Ha Monsieur ! soyez moins interdit.

CLEANDRE bas.

Je respecte ce lieu, marault ! mais je te jure
Que cents coups puniront tantost ton imposture.

PHILIPIN à Lisipe.

[37] Mon Maistre maintenant m'a dit tout le secret :
S'il est fort genereux, il n'est pas moins discret,
Et vous cedant Lucresse, il croit qu'en sa presence
Il ne peut l'advoüer avecque bien-sceance.
Il est plus circonspect que l'on ne peut penser.

LISIPE.

Il a raison, et moy j'ay tort de le presser ;

LUCRESSE.

Je ne vous feray plus de contraincte plus grande.
Je sors ; pres de ma mere il faut que je me rende,
elle parle à Cleandre.
Dissimule, aime, espere, et tu seras aymé.

LISIPE.

Amy qu'a-t'elle dit ? que j'en sois informé.

PHILIPIN.

J'ay bien tout entendu, j'estois d'elle assez proche :
Elle vient de luy faire un signalé reproche.
Dites ouy.

CLEANDRE.

Ouy Lisipe !

LISIPE.

Ha je m'en doutois bien !

Je n'ay point veu d'esprit aussi fier que le tien.

CLEANDRE regardant Carpalin.

Mais voila Carpalin vestu pour faire rire :
D'où vient ce changement ?

CARPALIN à part.

Monsieur qu'allez vous dire ?

LISIPE.

Connoissez-vous cet homme ?

CLEANDRE.

Ouy je le connoy fort.

LISIPE.

Il est venu me faire un funeste rapport ;
Du trespas de mon pere il m'a dit la nouvelle.

PHILIPIN à Carpalin.

Je vous l'avois bien dit qu'il a peu de cervelle.

CLEANDRE.

[38] Comment plutost que vous a-t'il sceu ce trespas ?

PHILIPIN.

C'est....

CLEANDRE.

Laisse-moy parler ; ne m'importune pas  :

Cet homme est de Paris.

LISIPE.

Ton erreur est extreme :

C'est un de mes fermiers.

CLEANDRE.

Vous vous trompez vous mesme.
Je le dois bien sçavoir, je loge en son logis,

CARPALIN.

Je vays estre bien-tost payé de mes avis.

LISIPE.

Quoy fourbe ! quoy meschant ! tu dis donc que mon pere

CARPALIN.

Il se porte fort bien, n'entrez point en colere.

CLEANDRE.

Pour avoir ton pardon dis nous la verité.

LISIPE.

Aprens nous qui t'envoye.

PHILIPIN.

Ha voilà tout gasté !

CLEANDRE.

Parle donc.

CARPALIN à Cleandre.

C'est pour vous qu'on m'a mis en besogne.

PHILIPIN.

Vous en avez menty sot ! imposteur ! yvrogne !

LISIPE.

[39] Assomme ce maraut.

PHILIPIN.

Je n'y vay pas manquer.

CARPALIN.

Quoy traistre Philipin !

PHILIPIN.

Sors, sors sans repliquer.

SCENE IX.

CLEANDRE, LISIPE.

CLEANDRE.

De cette lâcheté me croyez vous capable ?

LISIPE.

Je sçai trop à quel point je te suis redevable ;
Tu m'as cedé Lucresse, et tu m'as dechargé
Du soing d'un long voyage où j'estois engagé.
Je sçay que ta franchise est trop noble et trop pure
Pour pouvoir consentir à la moindre imposture.
Je serois insensé si j'avois ce soupçon.
[40]

SCENE X.

CLEANDRE, PHILIPIN, LISIPE, COURCAILLET.

PHILIPIN.

Je viens de l'ajuster de la bonne façon.
Il est estropié pour plus d'une sepmaine.

COURCAILLET.

Monsieur on vous attend dans la chambre prochaine !
Le disner est servy,

LISIPE.

Je vais suivre vos pas.

Amy viens avec nous prendre un mauvais repas !

CLEANDRE.

Je sors de table, allez vous vous faites attendre.
C'est pour une autre fois.

LISIPE.

A Dieu donc cher Cleandre !

Je ne suis point ingrat, croy que de tout mon bien
Tu me feras plaisir d'user comme du tien.

CLEANDRE à Philipin.

Hé bien est-ce l'entendre ? apres ce tour d'adresse
Ne puis-je pas souvent visiter ma maistresse ?
Lisipe est pris pour dupe, et je suis le plus fin.
Il me croit son amy, qu'en dis-tu, Philipin ?

PHILIPIN.

[41] Moy, je dis que j'enrage, et comme à l'ordinaire
Que vous destruisez tout, quand vous pensez bien faire :
Vous estiez bien tenté par l'indiscretion
De decouvrir nostre hoste en cette occasion.

CLEANDRE.

C'est par là que Lisipe a connu ma franchise.

PHILIPIN.

C'est par là que mon Maistre a fait voir sa sotise :
Nostre hoste n'a parlé que pour vos interests,
Il s'est pour vous servir deguisé tout expres,
Et des-ja par sa feinte à vostre amour utile
Lisipe alloit quitter Lucresse et cette ville,
Et devant son retour vous eussiez aisement

Fait consentir la belle à son enlevement.

CLEANDRE.

Qu'ay-je dit ! Qu'ay-je fait ! Que je suis miserable !

PHILIPIN.

Ma foy vostre imprudence est un mal incurable.

CLEANDRE.

Ha ne m'accuse point, accuse mon malheur
Et ne condamne point ma plainte et ma douleur.

PHILIPIN.

Aprenez que des sots la plainte est le partage.
Parlons de mettre encor quelque ruse en usage.

CLEANDRE.

Quoy sçais-tu quelque ruse ?

PHILIPIN.

[42] Il faut en inventer ;
Mais sortons de ce lieu : l'on nous peut escouter.

CLEANDRE.

Que crains-tu ?

PHILIPIN.

Je crains tout en affaires pareilles.

Les murailles, Monsieur, ont souvent des oreilles !

Fin du second Acte.

[43]

ACTE III.

SCENE PREMIERE.

ROSETTE, PHILIPIN.

ROSETTE.

Maudits soient mille fois les hommes sans cervelle !
Avec ses sots discours il nous l'a donné belle,
Ce Cleandre indiscret de qui l'esprit leger
Semble prendre plaisir à nous faire enrager.

PHILIPIN.

Vois-tu ! que ta colere à ton interest cedde :
Ne parlons plus du mal, et songeons au remede.
En generosité mon Maistre est sans égal.
Qu'importe qu'il soit sot, puis qu'il est liberal ?
Tu te dois asseurer que de tes assistances
Tu recevras de luy de bonnes recompenses :
Pour t'en donner des-ja quelque signe evident
Tien prend ces deux Louis tousjours en attendant.

ROSETTE.

J'en auray donc encor ?

PHILIPIN.

[44]N'en doute point, Rosette !

Si mon Maistre est heureux, nostre fortune est faite.

ROSETTE.

Cet or n'a point d'esclat qui me puisse toucher :
Je le prend toutesfois de peur de te fâcher.
Je suis fort genereuse, et si je sers Cleandre,
L'amitié seulement me le fait entreprendre.
Quel dommage de voir qu'un amant si loyal
Avec le cœur d'un Prince ayt l'esprit d'un cheval !
Ma foy j'en ay pitié.

PHILIPIN.

Treve de raillerie !

Et sur nostre dessein raisonnons, je te prie :
Il nous faut éloigner Lisipe de ces lieux.

ROSETTE.

Jamais homme pour moy ne fut plus odieux :
Que je hay son humeur deffiante et severe !
Pour le chasser d'icy je suis preste à tout faire.

PHILIPIN.

Tâchons pour cet effet d'agir avec succez.
Ne sçais tu point où sont les papiers du procez ?

ROSETTE.

Il sont dans nostre chambre, et dans nostre valize
Enfermés dans trois sacs de grosse toile grise,
Et dans un autre sac de velours noir et vieux
Sont les plus importants et les plus precieux.
J'en ay fait le paquet.

PHILIPIN.

Bon ! cache en diligence
Le sac où sont serrez les papiers d'importance.
Quand on t'en parlera, d'un air humilié
Pleure, et dis que tu crains de l'avoir oublié.

ROSETTE.

Mais quel est ton dessein ?

PHILIPIN.

Ne le peus tu comprendre ?

Lisipe partira d'abord pour l'aller prendre ;
[45]Et nous serons defaits de cet amant jaloux.

ROSETTE.

S'il ne tient qu'à cela, va, la vache est à nous :
Mais ne connois-tu point quelque valet fidelle ?
Lidame en a besoing.

PHILIPIN.

Ha l'heureuse nouvelle !

Peu-tu pas m'introduire à tiltre de valet ?

ROSETTE.

La chose est fort aisée : ouy tu seras son fait.
Cleandre vient ; de peur qu'il ne nous puisse nuire,
De nos desseins secrets garde de luy rien dire.
Ton Maistre, tu le sçais, n'est rien qu'un Maistre sot,

PHILIPIN.

Va, rentre et ne crains rien.

SCENE II.

CLEANDRE, ROSETTE, PHILIPIN.

CLEANDRE.

Rosette escoute un mot.

ROSETTE.

C'est pour une autre fois.

PHILIPIN.

Monsieur le temps la presse ;

Il faut qu'elle se rende aupres de sa Maistresse.

CLEANDRE.

Demeure ; je ne veux t’arrester qu’un instant.

ROSETTE.
Je n'ay pas le loisir, ma Maistresse m'attend.

CLEANDRE.

[46]Mais je souhaitterois te dire quelque chose.

ROSETTE.

Mais je serois grondée et vous en seriez cause ;
A Dieu.

CLEANDRE.

De cet accueil je suis peu satisfait ;
Et mes quatre Louis ne font pas grand effet :
Mais les as-tu donnez ?

PHILIPIN.

Voila belle demande !

J'ay tousjours eu Monsieur, la conscience grande.

CLEANDRE.

Quoy tous quatre !

PHILIPIN.

Ouy tous quatre, et qu'avez vous pensé ?

De vos soupçons, Monsieur ! je me tiens offencé.
Pour un homme d'honneur vous me devez connoistre ;
Sinon, cherchez valet, j'iray chercher un maistre.

CLEANDRE.

Ha mon cher Philipin de grace excuse-moy :
En effet j'ay grand tort de soupçonner ta foy.
Ne m'abandonne point, je sçay ton innocence :
Je perdrois avec toy toute mon esperance.

PHILIPIN.

Ouy, sçachez qu'en effet je vaus mon pesant d'or,
Et qu'un valet habile est un rare tresor.

CLEANDRE.

Ta fortune doit estre à la mienne enchainée ;
Mais ne me quitte point de toute la journée.
Je me sens de joüer une demangeaison
Dont je crains le succez avec grande raison.
Si ton soin ne s'oppose au demon qui me tente,
Ma bource pourroit bien devenir moins pesante.

PHILIPIN.

[47]Ha c'est de quoy sur tout il vous faut bien garder.

CLEANDRE.

Lucresse est à la porte, il la faut aborder.

SCENE III.

CLEANDRE, PHILIPIN, LUCRESSE.

CLEANDRE.

Par quel excez de grace, ô Merveille adorable !
Vous daignez vous montrer aux yeux d'un miserable ?
Le bien que je reçoy de vous entretenir,
De mes ennuis passez m'oste le souvenir :
Mais quoy, vostre beauté dont l'esclat me console
En excitant ma joye, interdit ma parole,
Et vous n'ignorez pas qu'entre les vrais amants
Le silence en dit plus que les raisonnements.

LUCRESSE.

Helas !...

CLEANDRE.

Vous souspirez, ô ma chere Maistresse !

LUCRESSE.

Ce soûpir malgré moy, vous fait voir ma foiblesse ;
Et mon cœur où l'amour triomphe du courroux,
Soûpire du regret de soûpirer pour vous.
Il se plaint en secret du charme inconcevable
Qui malgré vos deffauts, vous rend encor aimable
[48] Et par un ascendant qu'on ne peut exprimer,
Quand je veux vous haïr, me force à vous aimer.

CLEANDRE.

Je souffre tout de vous : une injure cruelle
S'adoucit en sortant d'une bouche si belle ;
Et de qui mesme encor je ne me plaindrois pas
Quand elle auroit dicté l'arrest de mon trépas,
Ouy, vous me pouvez dire, adorable merveille !
Qu'il n'est point d'imprudence à la mienne pareille ;
Mais avec verité je puis dire à mon tour
Qu'on ne void point d'ardeur pareille à mon amour.
Je brûle....

LUCRESSE.

Je le croy ; mais cependant je tremble
De crainte que quelqu'un ne nous surprenne ensemble.

CLEANDRE.

Si Lisipe en effet me rencontre avec vous,
Nous devons craindre tout de son esprit jaloux :
J'ay bien manqué de sens de mettre en evidence
L'intrigue de mon hoste avec tant d'imprudence.
Je meurs de deplaisir d'avoir esté l'autheur
Du sejour important de ce persecuteur.

LUCRESSE.

Dans cet evenement je suis la plus à plaindre
Il croit se faire aimer, alors qu'il se fait craindre.
Un reproche eternel fait tout son compliment
Il s'erige plutost en maistre qu'en amant
Et sçachant que pour luy ma mere s'interesse,
Il me traicte en esclave, et non pas en Maistresse.

CLEANDRE.

Je vous sçauray venger de cette indignité ;
Qu'il craigne la valeur d'un rival irrité.
Son audace sera de sa perte suivie,
Il recevra la mort ou je perdray la vie.

LUCRESSE.

Si j'ay dessus vostre ame encor quelque pouvoir,
En perdant ces desirs, vous me le ferez voir.
[49] Il n'est rien d'asseuré dans le succez des armes ;
Vostre sang en danger feroit couler mes larmes,
Mon esprit incertain seroit trop alarmé,
Lisipe est moins hay que vous n’estes aymé.

PHILIPIN.

Lisipe sort, Madame !

LUCRESSE.

O Ciel, je suis perduë !

CLEANDRE.

J'ay peine à retenir ma colere à sa veuë.

SCENE IV.

LISIPE, CLEANDRE, LUCRESSE, PHILIPIN.

LISIPE.

Cleandre tient fort mal ce qu'il m'avoit promis :
Ce n'est pas le moyen d'estre long-temps amis.
Quoy cajoler Lucresse et seule et dans la ruë ?
Sa passion banie est bien-tost revenuë.
S'il devient mon rival, il se doit asseurer
Qu'entre-nous l'amitié ne sçauroit plus durer.

CLEANDRE.

Perdant vostre amitié, je perdray peu de chose

LISIPE.

D'un mespris si nouveau je devine la cause :
Ne vous contraignez point, faites un libre aveu.

CLEANDRE.

Pour un amy pareil je me contrains fort peu.

LISIPE.

[50]Lucresse vous plaist fort ?

CLEANDRE.
Cela pourroit bien estre.

LISIPE.

Vous luy parliez d'amour, n'est-il pas vray ?

CLEANDRE.

Peut-estre.

PHILIPIN.

He bien peut-on jamais parler plus sottement ?
Il a beaucoup de cœur, mais peu de jugement.

LISIPE.

Je voy qu'il faut qu'enfin nous soyons mal ensemble.

CLEANDRE.

Ouy vous devez me craindre et plus qu'il ne vous semble.

LISIPE.

Ha vous m'en dites trop !

CLEANDRE.

Je n'en dis pas assez :

Vous n'estes pas Lisipe encor où vous pensez.

LISIPE.

C'est trop vous emporter.

LUCRESSE.

C'est avecque justice.

Qui pourroit supporter un semblable caprice ?
Quoy quand Cleandre vient me dire ingenument
Qu'il est plus vostre amy qu'il n'estoit mon amant ;
Quand en vostre faveur avec soin il s'employe,
Jure que vos plaisirs feront toute sa joye,
Que son repos depend du bon-heur de vos feux,
Et qu'il sera content quand vous serez heureux,
Vous usez avec luy d'orgueil et de menace,
Et l'osez quereller loin de luy rendre grace ?
Ce procedé l'estonne, et c'est fort justement
Qu'il ne l'a pû souffrir, sans quelque emportement

LISIPE à Cleandre.

[51] Quoy tu parlois de moy pres de l'objet que j'ayme ?

PHILIPIN à part.

Monsieur il faut mentir.

CLEANDRE.

C'est la verité mesme.

PHILIPIN.

Bon, c'est fort bien parler.

LISIPE.

Amy pardonne moy !

J'ay grand tort en effet de douter de ta foy.
Excuse d'un amant l'humeur trop deffiante,
Qui de rien ne s'asseure et de tout s'épouvante,
Je sorts de mon erreur, je jure et te promets
En de pareils soupçons de ne tomber jamais.
Pour t'en donner enfin une preuve evidente
Je laisse entre tes mains cette beauté charmante :
Pressé de m'eloigner et d'elle et de ces lieux,
Je te veux confier ce depost precieux.

LUCRESSE.

Quoy vous est-il chez vous arrivé quelque affaire ?

LISIPE.

Non je parts seulement pour servir vostre mere.
Je retourne chez elle, et vay prendre avec soing
Des papiers oubliez dont elle a grand besoing.
A Dieu fidelle amy ! void souvent ma maistresse,
Parle luy quelquesfois du cœur que je luy laisse.
Et vous chere beauté dans mon eloignement
Souffrez en ma faveur l'amy de vostre amant !

PHILIPIN.

Cela ne va pas mal ; cette intringue est bien faite :
Mais pour commencer l'autre, allons trouver Rosette.
[52]

SCENE V.

LUCRESSE, CLEANDRE.

LUCRESSE.

He bien que dites-vous de cet evenement ?
Lisipe a pris le change assez grossierement.

CLEANDRE.

Vous l'avez sceu donner avecque tant d'adresse
Que tout autre en sa place eust eu mesme foiblesse !
C'est encor un succez que me doit informer
Que vostre belle bouche a l'art de tout charmez.

LUCRESSE.

Je vay, graces au Ciel, cesser d'estre reduitte
A voir un importun à toute heure à ma suitte.
Et jusqu'à son retour, sans me faire trembler,
Vous pourrez quelquefois me voir, et me parler :
Nous n'avons plus à craindre à present que ma mere
Qui n'est pas deffiante autant qu'elle est severe.

CLEANDRE.

Ce bien n'est pas si grand encor que vous pensez.
Ces moments bien-heureux seront bien-tost passez :
D'un rival diligent la presence importune
Reviendra promptement traverser ma fortune,
Et dans trois jours au plus son funeste retour
Destruira mon bon-heur, et non pas mon amour.

LUCRESSE.

Philipin peut icy vous rendre un bon office
En retardant Lisipe avec quelque artifice ;
[53] Il ne manquera pas au besoin d'inventer
Quelque adresse nouvelle afin de l'arrester.

CLEANDRE.

Retarder son retour, c'est prolonger ma joye :
Mais il faudra tousjours qu'enfin il vous revoye.
Il faudra tost ou tard que mon espoir soit vain,
Il viendra vous forcer de luy donner la main,
Et de haster enfin la fatale journée
Du trespas de Cleandre et de vostre hymenée.

LUCRESSE.

Ne souffrons point un mal qui n'est pas advenu :
Le secret de mon cœur vous est assez connu.
Nostre procez jugé, cet hymen se doit faire  :
Mais si devant ce temps je ne fleschis ma mere,
Je sçauray me jetter, malgré tout son effort,
Dans les bras de Cleandre, ou dans ceux de la Mort.

SCENE VI.

LIDAME, LUCRESSE, CLEANDRE.

LIDAME sortant de l'hostellerie.

Ma fille avec un homme ! ha quelle est son audace !

CLEANDRE luy voulant baiser les mains.

Comment de ces bontez vous puis-je rendre grace ?
Mon cœur qui sur vos mains s'efforce de passer...

LIDAME le surprenant.

En vous baissant si bas gardez de vous blesser,

LUCRESSE.

[54] C'est ma mere, ô malheur !

CLEANDRE.

Ma peine est infinie.

Si j'ay.....

LIDAME.

Retirez-vous et sans ceremonie.

CLEANDRE.

Souffrez que je vous parle.

LIDAME.

Il n'en est pas besoing :

Vous estes trop civil, vous prenez trop de soing.

CLEANDRE.

Mais Madame je suis.

LIDAME.

Mais vous serez peu sage

Si vous osez revoir ma fille davantage :
Ne venez plus icy faire tant l'empesché,
Ou vous n'en serez pas quitte à si bon marché.

CLEANDRE.

Retirons nous : mais quoy, Philipin se promeine :
Allons nous mettre au jeu pour divertir ma peine.
[55]

SCENE VII.

LIDAME, LUCRESSE.

LIDAME.

Ho, ho, petite sotte ! on prend des libertez
Jusqu'à baiser vos mains, et vous le permettez ?

LUCRESSE.

Jusqu'à baiser mes mains ? vostre soupçon m'outrage.
Vous me faites grand tort.

LIDAME.

Vrayement c'est grand dommage.

Vous faites l'hipocrite et dementez mes yeux.
Dites la verité vous ferez beaucoup mieux :
Quel est ce beau galant ? il faut qu'on vous confonde.

LUCRESSE.

C'est le meilleur amy que Lisipe ayt au monde
Et qu'il a conjuré devant que de partir
De me rendre des soins, et moy d'y consentir.
Vous le traitez fort mal et j'ay de justes craintes
Que Lisipe au retour vous en fera des plaintes.

LIDAME.

Mais Lisipe en partant avoit-il le dessein
Qu'il prist la liberté de vous baiser la main ?

LUCRESSE.

Il n'en a jamais eu seulement la pensée.

LIDAME.

J'ay portant sur vos mains veu sa teste baissée.

LUCRESSE.

[56] Ce n'estoit qu'à dessein de voir de pres l'anneau
Que m'a donné Lisipe, et qu'il trouve fort beau.

LIDAME.

Si vous me dites vray, la faute n'est pas grande ;
On croit facilement tout ce qu'on aprehende.

LUCRESSE.

Cet amy cependant a lieu d'estre irrité.

LIDAME.

Ma fille ! une autre fois il sera mieux traicté.

SCENE VIII.

ROSETTE, LIDAME, LUCRESSE.

ROSETTE.

Ha Madame aprenez une bonne nouvelle !
On nous offre un valet sage, jeune, fidelle,
Qui cajole à ravir, qui sçait lire par cœur
Et qui fut autresfois Clerc chez un procureur.
C’est un Diable en procez, de plus l’habit qu’il porte,
Est fait à mon advis d’estoffe neufve et forte,
Et prez d’un an entier vous le ferez driller,
Sans debourcer un sol, pour le faire habiller.

LIDAME.

Voila ce qu’il nous faut, qu’il vienne en diligence.

LUCRESSE.

Comment ! c’est Philipin ?

ROSETTE.

Le voicy qui s’advance.

[57] Vous voyez ma Maistresse, allez la saluer ;
Madame en ce complot daignez contribuer.

LUCRESSE.

Si cet homme est niais, il n’en a pas la mine.
Il pourra reussir à quoy qu’on le destine.

ROSETTE.

C’est nostre fait Madame, un jonc n’est pas plus droit.

LIDAME.

Je pense comme vous qu’il n’est pas maladroit.

PHILIPIN.

Je n’ay pas merité d’avoir l’heur de vous plaire  :
Vous ignorez encor tout ce que je sçay faire.
L’apparence souvent trompe l’œil le plus fin,
Par fois un corps bien fait cache un esprit malin.
Mais si j’ay le bon-heur d’estre de vostre suitte
De mon addresse un jour vous serez mieux instruite.

LIDAME.

Ce garçon n’est pas sot, à ce que je connoy.

LUCRESSE.

On ne peut mieux parler.

ROSETTE.

Il dit d’or, par ma foy !

LIDAME.

Je veux que vous trouviez chez moy vos advantages  :
Il faut premierement convenir de vos gages.

PHILIPIN.

Vous estes raisonnable, et je ne doute point
Que nous n’aurons jamais differend sur ce point.
J’espere en vous servant ainsi que je le pense,
Que mes soins recevront honneste recompense.
Vous sçaurez, s’il vous plaist chez vous de m’employer,
Que je suis un valet que l’on ne peut payer.

ROSETTE.

[58] Mais il faut respondant.

PHILIPIN.

N’en soyez point en peine  :

J’en pourray si l’on veut fournir une douzaine
Iray-je en querir un ?

LIDAME.

Cela n’est pas pressé,

Entrons…

PHILIPIN.

Ma foy je réve, ou c’est bien commencé !

SCENE IX.

CLEANDRE, PHILIPIN, LIDAME.

CLEANDRE arrestant Philipin.

Te voila, te voila fripon ! sot ! volontaire !
Tu te promenes donc ? quand tu m’es necessaire  :
Que ne m’as-tu suivy ?

LIDAME.

Quel bruict ay-je entendu ?

CLEANDRE.

Je n’aurois pas joüé l’argent que j’ay perdu ;
J’ay perdu vingt Loüis.

PHILIPIN.

Je n’en suis pas la cause.

CLEANDRE.

Si je t’avois trouvé, j’aurois fait autre chose.

PHILIPIN.

[59] Pouvoit il mieux venir pour gaster le complot ?

CLEANDRE.

Traistre il faut t’assommer !

PHILIPIN.

Ne soyez pas si sot.

CLEANDRE le frappant.

Tu fais le railleur.

PHILIPIN.

Peste ! il n’a pas la main morte.

LIDAME.

Pourquoy donc battez-vous mon valet de la sorte ?

CLEANDRE.

Il est à moy, Madame !

PHILIPIN.

Au Diable l’indiscret !

Voicy de sa sotize encore un nouveau trait.

CLEANDRE.

Vous prenez ce maraut sans doute pour quelqu’autre.

LIDAME.

Non, non c’est mon valet, allez frapper le vostre.

CLEANDRE.

Vous vous trompez vous mesme, il n’est que trop certain
Que depuis plus d’un an il mange de mon pain  :
Si toutesfois, Madame ! il vous est necessaire
Pour vous faire plaisir je veux bien m’en deffaire.
Encore que tantost vous m’ayez mal traicté
Je n’auray pas pour vous moins de civilité.

LIDAME.

Je sçay vostre innocence et vous demande excuse  :
D’un procedé si franc je suis toute confuse.
De ce valet, Monsieur ! vous pouvez disposer  :
De qui me l’offre ainsi je le dois refuser.
Je ne suis pas tousjours d’humeur desobligeante
Je vous rend grace à Dieu ! je suis vostre servante.

[60]

SCENE X.

CLEANDRE, PHILIPIN.

CLEANDRE.

Voicy qui va fort bien, n’ay-je pas reussi ?
De Lidame pour moy l’esprit est addoucy,
Que t’en semble ?…

PHILIPIN.

Ha l’espaule !

CLEANDRE.

Excuse ma colere.

PHILIPIN.

Laissez-là ce fripon, ce sot, ce volontaire.
Si vous m’estimez tel, vous estes bien trompé,
Vous m’avez chanté poüille et vous m’avez frappé  :
Mais vous le payerez et je vous le proteste.

CLEANDRE.

Tiens prens pour payement ce Louis qui me reste  :
Tes yeux à cet objet sont desja rejouis.

PHILIPIN.

Les coups que j’ay receu, valent plus d’un Louis.

CLEANDRE.

Je t’en promets un autre en nostre hostellerie.
Ne suis-je pas adroit ? parle sans flatterie.

PHILIPIN.

Non c’est fort sottement quand vous m’avez battu,
Vous avez par vos coups vostre espoir abbatu  :
Je m’allois introduire au logis de Lidame
Où j’eusse eu cent moyens de servir vostre flame,
[61] De menager pour vous son esprit rigoureux,
De supplanter Lisipe et de vous rendre heureux.

CLEANDRE.

Ha que j'ay de malheur !

PHILIPIN.

Bien moins que d'imprudence ;

Excusez s'il vous plaist ! je dis ce que je pense.

CLEANDRE.

Quelle disgrace ! ha Ciel je suis desesperé.

PHILIPIN.

Ce mal pour grand qu'il soit, peut estre reparé,
Et je promets encor d'achever l'entreprise,
Dés que j'auray touché la pistole promise.

CLEANDRE.

Mais de quelle façon ?

PHILIPIN.

Ne vous meslez de rien :

Donnez-moy la pistolle, apres tout ira bien.

CLEANDRE.

Vien donc la prendre, entrons.

PHILIPIN.

C'est ce que je demande :

Les battus quelquesfois ne payent pas l'amende.

Fin du troisiesme Acte.

[62]
ACTE IV.

SCENE PREMIERE.
ROSETTE, PHILIPIN.
Sortans de deux endroits differens

ROSETTE.

Il faut aller chercher Philipin dés ce soir.

PHILIPIN.

J'ay besoin de Rosette, il la faut aller voir.

ROSETTE.

Bon, mon voyage est fait !

PHILIPIN.

Ma course est achevée.

ROSETTE.

Sois le bien rencontré !

PHILIPIN.

Toy, sois la bien trouvée !

ROSETTE.

[63]J'allois en ton logis…

PHILIPIN.

Et moy j'allois au tien.

ROSETTE.

Je t'en diray beaucoup.

PHILIPIN.

Je t'en conteray bien.

ROSETTE.

Tu sçauras...

PHILIPIN.

Je t'apprends.

ROSETTE.

Que je croy.

PHILIPIN.

Qu'il me semble.

ROSETTE.

Nous nous entendrons mal si nous parlons ensemble,
Escoute-moy...

PHILIPIN.

Bien donc ; depesche de parler ;

Les femmes de tout temps ayment à babiller.

ROSETTE.

Tu sçauras que je croy qu'avec un peu d'adresse
Tu peus te restablir pres de nostre maistresse.
J'ay menagé si bien son esprit peu rusé
Qu'elle a bien du regret de t'avoir refusé.
Dis que l'on t'a chassé : peste contre Cleandre ;
Tu la feras bien-tost resoudre à te reprendre.
Par la petite porte elle vient de sortir,
Et j'ay du mesme temps voulu t'en advertir.
C'est chez son procureur qu'elle est sans doute allée :
Tien ton compliment prest et ta langue affilée :
Lidame est fort credule.

PHILIPIN.

Ouy c'est bien raisonner ;

Mais écoute l'advis que je te veux donner.
[64]Je t'apprend qu'il me semble avoir trouvé la voye
De mettre nos amants au comble de la joye.
Cette maison prochaine est un logis garny
Qui de meubles fort beaux est assez bien muny :
Personne par bon-heur ne l'occupe à cette heure.
Le Maistre est un parent de l'hoste où je demeure,
Qui par certains biais nous a donné l'espoir
D'y conduire Lidame, et mesme dés ce soir.

ROSETTE.

Lidame ! tu te ris ; comment pourroit-il faire ?

PHILIPIN.

Tu m'as dit que souvent elle regrette un frere
Qui dans une querelle ayant l'espée en main,
Fit à son ennemy perdre le goust du pain ;
Des parens du deffunct redoutant la puissance
Enfila la venelle avecque diligence :
Et que depuis de luy n'ayant rien pû sçavoir,
Elle n'espere plus de jamais le revoir.

ROSETTE.

Il est vray que souvent elle pleure ce frere ;
Mais cela, Philipin ! ne nous importe guere.

PHILIPIN.

Point, point : m'as-tu pas dit, qu'il n'avoit que seize ans,
Lors qu'il sortit d'Auxerre et quitta ses parens ?
Trente-ans qui sont passez depuis cette disgrace,
Sont pour changer un homme un assez long espace.
Lidame est un peu sotte, et nostre hoste aujourd'huy,
Dira qu'il est son frere, et passera pour luy.
Couvert d'un bel habit pris à la fripperie
Il pretend la tirer dans son hostellerie,
Et la mettre avec luy dedans ce logement
Dont mon Maistre pourra disposer librement.

ROSETTE.

C'est fort bien advisé ; mais ton hoste s'advance :
N'a-t'il pas la façon d'un homme d'importance ?

[65]

SCENE II.

CARPALIN, ROSETTE,

PHILIPIN, vestu en Marchand.

CARPALIN.

Me voila par ma foy, brave comme un lapin.

PHILIPIN.

Tu sens ton gros Monsieur.

CARPALIN.

Tu dis vray, Philipin !

O que j'ay bien maudit la graisse qui me charge !
Je n'ay point veu d'habit qui me fust assez large.

ROSETTE.

On diroit à le voir si bien mis et si fier,
D'un gros monopoleur ou de quelque usurier.

CARPALIN.

Pleust à Dieu qu'il fust vray ! je ferois belle chere ;
Mais il faut raisonner un peu sur nostre affaire :
Dis moy ce que tu sçais de plus particulier
Sur le rolle important qu'on me veut confier.
Des moeurs du frere absent il me faut bien instruire ;
Dis tout ce que de luy Lidame t'a peu dire.

ROSETTE.

Si je te disois tout, j'en aurois pour huict jours :
Elle parle de luy presque en tous ses discours.

CARPALIN.

Tant mieux, dessus ce point je n'en puis trop apprendre.

PHILIPIN.

Eloignez-vous, je voy Lidame avec Cleandre.
[66]

SCENE III.
LIDAME, CLEANDRE, PHILIPIN.

LIDAME.

Je suis fort obligée aux soins que vous prenez,
Et feray mon profit de vos advis donnez :
Lisipe à son retour aprendra de ma bouche
Quelle part vous prenez à tout ce qui le touche.
A Dieu ! j'entre au logis, le jour s'en va finir ;
Demain si vous voulez, vous y pourrez venir.

CLEANDRE.

Dans vostre appartement souffrez que je vous meine.

LIDAME.

Non Monsieur ! il est tard, n'en prenez pas la peine.

CLEANDRE.

Bon voicy mon valet ! tout va bien, tout va bien.

Croy que j'ay de l'esprit.

PHILIPIN.

Ma foy, je n'en croy rien.

CLEANDRE.

Je vien de faire un traict qu'il faut que l'on admire.

PHILIPIN.

Quel traict ?...

CLEANDRE.

Ecoute-bien, je m'en-vay te le dire.

[67] Me promenant tout seul, j'ay trouvé par bon-heur
Lidame qui sortoit de chez son procureur ;
Et luy donnant la main, j'ay pris la hardiesse
De luy parler de toy ; mais avec grande addresse.

PHILIPIN.

J'en doute fort...

CLEANDRE.

J'ay dit qu'enfin je t'ay chassé.

Que tu m'as bien servy.

PHILIPIN.

C'est fort bien commencé.

CLEANDRE.

Que l'on void peu d'adresse à la tienne pareille ;
Que tu sers à ravir, sçais causer à merveille :
Enfin j'ay dit de toy du bien infiniment.

PHILIPIN.

Bon cela ; c'est parler avec grand jugement.

CLEANDRE.

Mais...

PHILIPIN.

De ce chien de mais j'aprehende la suitte.

CLEANDRE.

Point ; tu vas t'estonner de ma rare conduite.
Pour n'estre pas suspect, et lever tout soupçon
Que je sçeusse l'intrigue en aucune façon,
J'ay fait de tes deffauts une peinture estrange,
Et joint adroitement le blâme à la loüange :
J'ay dit que je t'avois tousjours connu menteur,
Subtil, sournois, malin, bigot, fourbe, imposteur ;
Que tu t'estois rendu paresseux volontaire,
Et que pour de l'argent on te faisoit tout faire.

PHILIPIN.

Vous avez dit cela ?

CLEANDRE.

Ce n'est pas encor tout

Tu me vas admirer, ecoute jusqu'au bout.
[68] J'ay dit qu'elle eust grand soin, entrant dans sa famille,
Qu'on ne te laissast pas souvent avec sa fille.
Que possible gagné par quelque homme amoureux,
Tu luy pourrois donner des conseils dangereux ;
Qu'elle fust deffiante ou que bien-tost peut-estre
Elle seroit trompée, et ne croiroit pas l'estre.

PHILIPIN.

C'est donc là ce beau trait de vostre grand esprit ?

CLEANDRE.

La bonne femme en tient, et croit ce que j'ay dit.
Elle me prend des-ja pour la franchise mesme,
Croit que mon amitié pour Lisipe est extresme,
Et de mes bons advis m'ayant remercié,
De l'aller voir souvent elle m'a fort prié.

PHILIPIN.

C'est fort bien travailler.

CLEANDRE.

Ton adveu me console,

Tu dis que j'ay bien fait ?

PHILIPIN.

Ouy pardessus l'espaule :

Vous estes un grand fat, vous venez de prester
Des verges à Lidame afin de vous foüetter.
Sçachez que vostre langue est une impertinente :
Elle trouble l'effet d'une intrigue importante ;
Vostre caquet maudit est bien pernicieux,
Si vous estiez muët, vous en vaudriez mieux.

CLEANDRE.

Conte-moy cet intrigue.

PHILIPIN.

Ha vrayement je n'ay garde !

Je crains trop vostre humeur niaise et babillarde :
Vous en feriez encor quelque admirable traict.
Un secret divulgué cesse d'estre secret.

CLEANDRE.

[69] Quoy je n'en sçauray rien ?

PHILIPIN.

Non, entrés, je vous prie !

Allez voir si je suis dans nostre hostellerie.

SCENE IV.

CARPALIN, ROSETTE, PHILIPIN, LIDAME.

CARPALIN.

Rosette il me suffit de cette instruction ;
Je sçauray m'en servir en bonne occasion ;
Mais qu'a donc Philipin ?

PHILIPIN.

Dieu nous puisse estre en ayde,

Mon estourdy de Maistre est un fat sans remede.
Il a trouvé Lidame, et faisant l'esprit fort,
De son sot entretien il m'a fait le raport.

LIDAME à la porte de son hostellerie.

Rosette !

ROSETTE.

Eloignez-vous ; ma maistresse m'appelle.

Toy, vien sans raisonner te montrer devant elle.

LIDAME.

Où va-t'elle si tard ? Rosette.

ROSETTE.

La voicy.

LIDAME.

Pourquoy tardez-vous tant à revenir icy ?

ROSETTE.

[70] Ce malheureux garçon rencontré dans la ruë
Me contoit icy pres sa disgrace advenuë,
Et chassé par son Maistre, il vient s'offrir à vous.

LIDAME.

Quoy son Maistre le chasse ?

PHILIPIN.

Il m'a roüé de coups.

Et m'ayant fait souffrir mille injustes outrages,
M'a donné mon congé, sans me payer mes gages :
C'est un bourreau, Madame ! et sa cruelle main
M'a plus donné de coups que de morceaux de pain :
Et c'est pourquoy tantost avec grande justice
Pour me donner à vous, je quittois son service.

ROSETTE.

Madame vous prendra, n'aprehendez plus rien.

LIDAME.

Non : j'ay changé d'advis, je m'en garderay bien.

PHILIPIN.

Je n'attendois pas mieux qu'une telle disgrace :
Mon maistre en me chassant m'en a fait la menace,
M'a juré qu'il viendroit vous voir, et vous conter
Tous les maux contre moy qu'il pourroit inventer :
Que si vous me vouliez prendre en vostre famille,
Il vous advertiroit d'observer vostre fille.
De crainte que gagné par quelque homme amoureux
Je n'inspire en son cœur des conseils dangereux
D'estre fort deffiante, ou que bien-tost peut-estre
Vous seriez abusée, et ne croiriez pas l'estre.

LIDAME.

Ce sont ses propres mots.

PHILIPIN.

Le dangereux Esprit !

Voyez le meschant homme ; il me l'avoit bien dit.

ROSETTE.

Madame a l'esprit bon, et sçaura bien cognoistre
Que l'animosité fait parler vostre Maistre.

LIDAME.

[71] En effet, en effet, vostre ingenuité
Fait voir que ses advis ont peu de verité.
Je ne le croiray point, et malgré sa malice
Je veux dés ce moment vous prendre à mon service :
Par cet evenement Cleandre va sçavoir
Que Lidame n'est pas aisée à decevoir.

CARPALIN s'aprochant.

Lidame ! ha qu'ay-je ouy, grand Dieu que je reclame ?
Que ce mot agreable a consolé mon ame !
Excusez, s'il vous plaist, si j'ose m'approcher :
Je viens icy d'entendre un nom qui m'est bien cher
L'on a nommé Lidame, est-elle pas d'Auxerre ?

LIDAME.

Vous ne vous trompez pas, c'est sa natale Terre.

CARPALIN.

Se porte-t'elle bien ? ...

LIDAME.

Ouy, Monsieur, Dieu mercy !

CARPALIN.

Est-elle en son pays ?

LIDAME.

Non, non, elle est icy.

CARPALIN.

Icy, que dites-vous ? ha Ciel que j'ay de joye !
Ha Madame pour Dieu faites que je la voye !

LIDAME.

Vous la voyez, c'est moy.

CARPALIN.

Parlez-vous tout de bon ?

Quoy vous seriez Lidame ?

LIDAME.

Ouy, Monsieur ! c'est mon nom.

CARPALIN.
[72] Ha Lidame ! ha ma soeur ! ma soeur qui m'es si chere,
Reconnoy Celidan.

LIDAME.

Quoy Celidan mon frere !

Apres trente ans d'absence, enfin je le revoy ?

CARPALIN.

Ouy, ouy ; vien m'embrasser, n'en doute point, c'est moy.
Tu m'as tousjours aymé dés ma tendre jeunesse.

LIDAME.

Chacun vous croyoit mort, et je pleurois sans cesse.

CARPALIN.

J'ay de ton amitié gardé le souvenir ;
Et c'est ce qui m'a fait en ces lieux revenir.
Lors qu'il falut sortir du logis de mon Pere
Ayant dans un duël tué mon adversaire,
Apres avoir esté recevoir tes adieux,
Les sanglots à la bouche, et les larmes aux yeux,
Et prendre dix Louis que pour cette disgrace
Tu retiras pour moy du fond de ta paillasse,
Je marchay vers Dieppe où je fus m'embarquer
Pour voir le Nouveau-monde, et pour y traficquer.
Là par de longs travaux apres bien des miseres,
Je n'ay pas, Grace à Dieu ! fait trop mal mes affaires :
Et pressé du desir de voir encor les miens,
J'ay fait jusqu'en ces lieux transporter tous mes biens.

LIDAME.

Vrayement cette adventure est tout à fait estrange !

CARPALIN.

J'attends le payement d'une lettre de change,
Me proposant d'aller apres avec douceur
Passer mes derniers jours pres de ma chere sœur.
Que je beny le Ciel qui dans ce lieu t'envoye !
J'en suis transporté d'aise, et j'en pleure de joye :
[73] Je veux mettre mes biens en ta possession.

LIDAME.

Je ne doutay jamais de vostre affection.

CARPALIN.

Je pretends chaque jour t'en donner quelque preuve,
N'as-tu pas un mary ?

LIDAME.

Helas non, je suis vefve !

CARPALIN.

Tant-pis ; mais ce mary qui t'a duré si peu,
Ne m'a t'il pas laissé quelque petit neveu ?

LIDAME.

Non je n'ay qu'une fille assez jeune et fort belle.

CARPALIN.

Il luy faudra choisir un party digne d'elle,
Tout ce que j'ay de bien luy sera destiné.

PHILIPIN.

Si quelqu'un l'entend mieux, je veux estre berné.

LIDAME.

Souhaittez-vous la voir ?

CARPALIN.

Ouy ma soeur, je t'en prie.

LIDAME.

Elle loge avec moy dans cette hostellerie.

CARPALIN.

Qu'on la fasse venir, ce n'est pas la raison
Que vous logiez tous deux ailleurs qu'en ma maison.
Je vous y veux conduire, elle est fort bien garnie.
Et je ne pretends plus quitter ta compagnie :
Jamais rien que la mort ne nous separera.

LIDAME.

Mon frere ! nous ferons tout ce qu'il vous plaira.

ROSETTE.

Cela ne va pas mal ; Carpalin n'est pas beste.

[74]

SCENE V.
COURCAILLET, LIDAME, CARPALIN,
ROSETTE, PHILIPIN.

COURCAILLET.

Madame pour souper que faut-il que j'appreste ?
Vous n'avez qu'à parler, je feray mon devoir.

LIDAME.

Je m'en vays chez mon frere : il ne faut rien ce soir.

COURCAILLET.

Ho, ho que vois-je icy ? C'est une estrange chose :
Carpalin grand Seigneur, quelle metamorphose !

ROSETTE.

Vous vous trompez ; Monsieur ne vous est pas connu.
Il est tout fraîchement des Indes revenu.

COURCAILLET.

Point ; c'est un tavernier, et j'ay fort bonne veuë.

ROSETTE.

Vous revez, vous revez, vous avez la berluë.

CARPALIN.

Quel est cet insolent ?

PHILIPIN.

C'est fort bien respondu.

COURCAILLET.

Avec ton bel habit tu fais bien l'entendu.

ROSETTE.

[75] Parlez avec respect au frere de Lidame.

COURCAILLET.

Ha si c'est vostre frere, excusez moy, Madame !
Pour un de mes voisins je l'avois pris d'abord,
Et je gagerois bien qu'il luy ressemble fort :
Mais deux hommes par fois ont de la ressemblance.

LIDAME.

Mon frere, de mon hoste excusez l'ignorance !

COURCAILLET.

Ha Monseigneur pardon ! j'avois les yeux troublez,
Je rentre en mon devoir.

CARPALIN.

Je vous pardonne, allez :

Entrons en mon logis, ma soeur, l'heure nous presse !

LIDAME.

Rosette, Philipin, faites venir Lucresse.

CARPALIN.

Je loge au Lion d'or.

PHILIPIN.

Bien Monsieur, s'il vous plaist
Allez tousjours devant, je sçay fort bien où c'est.

[76]

SCENE VI.
LUCRESSE, PHILIPIN, ROSETTE.

LUCRESSE.

Que peut faire si tard ma mere dans la ruë ?

PHILIPIN.

Voicy Lucresse : bon soyez la bien venuë.
Je vais querir mon Maistre : il brûle de vous voir.
Il pourra maintenant vous donner le bon soir.

ROSETTE.

Haste-toy, nous allons t'attendre sur la porte.

LUCRESSE.

Mais il est des-ja nuict.

ROSETTE.

Hé bien que vous importe ?

La nuict est un temps propre aux complots des amants,
Avecque moins de honte on dit ces sentimens.

LUCRESSE.

Mais où me conduits-tu ? j'ay peine à le comprendre.

ROSETTE.

Je vous meine au logis de l'hoste de Cleandre ;
Il passe pour vostre Oncle, et dessous ce faux nom,
Vostre Mere avec luy loge en cette maison.
Ha Madame ! elle vient et je l'entend descendre.

[77]

SCENE VII.
LIDAME, ROSETTE, LUCRESSE.

LIDAME.

Pourquoy n'entrez-vous pas ? que pouvez vous attendre ?

LUCRESSE.

Moy ! Je n'attend personne.

LIDAME.

Ha vous feignez en vain !

Qui vous peut obliger à souffrir le serain ?
Ma fille, à dire vray, vostre humeur m'inquiete :
Je reconois trop bien que vous estes coquette.
Vos gestes, vos discours, et toutes vos façons
Ont dans ce mesme jour confirmé mes soupçons.
Je vous ay veuë aller vingt fois à la fenestre
Voir si quelques galands ne viendront point paroistre.
S'ils seront bien vestus, s'ils seront bien poudrez,
S'ils auront leurs rabats bien faits et bien tirez ;
Si ce seront des gens à petites moustaches
Qui portent des canons par dessus des rondaches :
C'est là tout le plaisir qu'en ce lieu vous prenez.

LUCRESSE.

Quel plaisir y prendrois-je ?

LIDAME.

A monstrer vostre nez.

[78] A faire la bien mise, à donner dans la veuë
De quelque jeune sot qui passe par la ruë.
Qui fasse les doux yeux, qui vous vienne accoster,
Et quand je n'y suis pas, vous en vienne conter :
Allez, montez là-haut, vostre Oncle vous demande.

LUCRESSE.

Quoy sans vous ?...

LIDAME.

Ouy, n'importe, entrez je le commande.

LUCRESSE.
Si...

LIDAME.

Ne repliquez point, allez l'entretenir :

Je veux voir si quelqu'un icy devoit venir.

LUCRESSE.

Mais...

LIDAME.

Mais entrez vous dis-je.

LUCRESSE.

Elle verra Cleandre.

SCENE VIII.
LIDAME, CLEANDRE, PHILIPIN.

PHILIPIN.

C'est dessus cette porte où l'on vous doit attendre.

CLEANDRE.

[79] D'où vient ce changement ? tu ne m'en as rien dit.

PHILIPIN.

Allez : c'est un succez qui passe vostre esprit.

CLEANDRE.

Tiens-toy donc à l'écart.

PHILIPIN.

C'est ce que je desire :

Aupres de deux Amants un tiers ne fait que nuire.

CLEANDRE.

Beau sujet de ma peine, avec quels compliments
Puis-je exprimer mes feux et mes ravissements ?
Mon aimable Lucresse !

LIDAME à part.

Il se trompe sans doute,

Il en va bien conter, il faut que je l'escoute.

CLEANDRE.

Qu'on m'a donné de joye en me faisant sçavoir
Que je pourrois icy vous donner le bon soir !
Quand je viens pres de vous, l'amour fait que je vole.

LIDAME.

Je m'en suis bien doutée, elle attendoit ce drolle.

CLEANDRE.

Ha que Lucresse est juste et Cleandre amoureux !
Cette derniere grace a comblé tous mes voeux.
C'est peu pour mon amour et trop pour mon merite.

LIDAME.

Comment donc c'est Cleandre ? ha voyez l'hypocrite ?

CLEANDRE.

Quoy m'envoyer chercher jusque dans ma maison ?
Ces marques de bonté sont sans comparaison ;
Mon bon-heur est visible.

LIDAME.

Et ma honte evidente

Ma fille l'a mandé : Dieux qu'elle est impudente !

CLEANDRE.

[80] Mes soins sont trop payez, et mon esprit charmé
Ne sçauroit plus douter que je ne sois aymé.
Je connois clairement que cette vive flame
Qui brille en vos beaux yeux, passe jusqu'à vostre ame
D'un espoir si charmant j'ay lieu de me flatter.

LIDAME.

Ma fille est debauchée, il n'en faut point douter.

CLEANDRE.

Qui vous peut si long-temps obliger à vous taire ?
Vous ne me dites rien, craignez-vous vostre Mere ?
Je la tiens assez simple, et suis assez adroit
Pour l'appaiser quand mesme elle nous surprendroit :
Admirez ma conduitte, et son peu de prudence :
Je suis dans son estime et dans sa confidence.
Elle est si disposée à se fier à moy,
Qu'elle croit mes discours comme article de foy :
Pour tout dire en un mot elle est Provinciale :
C'est à dire grossiere, estourdie, inegale,
Qui se laisse duper, sans s'en apercevoir ;
Qui prend le vray pour faux, et le blanc pour le noir :
Et qui croit rafiner quand elle prend le change.

LIDAME.

Fort bien, fort bien, voila des vers à ma loüange.

CLEANDRE.

Nous n'avons rien à craindre à present de sa part,
Si tantost elle a sçeu m'empescher par hazard
D'exprimer mes transports sur cette main d'ivoire ;
Je puis en depit d'elle obtenir cette gloire :
Ouy le soin qu'elle prend, ne peut estre que vain ;
J'auray l'heur de baiser une si belle main.

LIDAME luy donnant un soufflet.

Ouy vous la baiserez.

CLEANDRE.

[81] Ha j'ay les dents cassées !

LIDAME.

Vos douceurs doivent estre ainsi recompensées.

CLEANDRE.

C'est la mere, ha Madame !

LIDAME.

Ha Monsieur l'insolent !

Tu viens donc faire icy le transy, le galant !
Ma fille a donc pour toy des passions secrettes !
Tu viens la debaucher et luy conter fleurettes ;
Tu sçauras à quel point l'honneur m'est precieux ;
Je m'en vais t'arracher la prunelle des yeux.

CLEANDRE.

Fuyons...

LIDAME.

Tu fuis trompeur ! ma colere t'estonne

Va, tu n'y perdras rien, je te la garde bonne.

[82]

SCENE IX.
PHILIPIN, CLEANDRE.

CLEANDRE.

Philipin ! Philipin !

PHILIPIN.

He bien qu'avez vous fait ?

Revenez-vous joyeux ? estes-vous satisfait ?
Estes-vous asseuré de l'amour de la belle ?
En avez vous receu quelque preuve nouvelle,
Cependant qu'icy pres je gardois le mulet ?

CLEANDRE.

Non je n'ay rien receu qu'un fort vilain soufflet.

PHILIPIN.

Dieu me veille garder de semblable caresse.

CLEANDRE.

J'ay rencontré Lidame au lieu de ma Maistresse.

PHILIPIN.

Et vous n'avez eu garde aussi-tost de manquer
De conter vostre chance et de vous expliquer ?

CLEANDRE.

Ouy j'ay marqué les feux dont mon ame est éprise :
Et j'ay tout decouvert.

PHILIPIN.

Bon, bon, autre sotise !

CLEANDRE.

Quiconque a de l'amour, a de l'aveuglement.

PHILIPIN.

Vous estiez indiscret avant que d'estre amant.
[83] Ce deffaut est en vous un mal hereditaire.
Il vient asseurément de Monsieur vostre Pere :
Suivez-moy toutesfois.

CLEANDRE.

Où me veux-tu mener ?

PHILIPIN.

Suivez-moy sans rien craindre, et sans questionner.

Fin du quatriesme Acte.

[84]

ACTE V.
SCENE PREMIERE.
CLEANDRE, PHILIPIN, dans une chambre.

CLEANDRE.

Où suis-je ? apprend le moy.

PHILIPIN.

Dans une chambre obscure ;

Sortons, fermons la porte avecque la serrure.

CLEANDRE, seul.

Par cette instruction je suis mal informé :
Mais comment il me quitte, et je suis enfermé ?
Je ne puis plus sortir, il a fermé la porte :
Dieu que pretend ce traistre en usant de la sorte ?
Que veut dire cecy ? je suis seul retenu
Dans un lieu sans lumiere et qui m'est inconnu.
Pour quel dessein icy m'a-t'il voulu conduire ?
Est-ce pour me servir ? seroit-ce pour me nuire ?
A quel evenement me dois-je preparer ?
Enfin que dois-je craindre, ou que dois-je esperer ?
Ce succez qui m'estonne, est tout à fait bizarre :
C'est un nouveau dedale où ma raison s'égare :
[85] Et les obscuritez qui regnent dans ces lieux,
Envelopent mon ame aussi bien que mes yeux.
Je ne sçay qu'en juger, quoy que je me propose :
J'oy du bruit, quelqu'un vient, j'en sçauray quelque chose.

SCENE II
PHILIPIN, CLEANDRE.

PHILIPIN.

Ha Monsieur tost, tost, tost, cachez vous promptement !

CLEANDRE.

Moy !...

PHILIPIN.

Ne raisonnez point, suivez-moy seulement.

CLEANDRE.

Et pourquoy me cacher ? ha vrayement je n'ay garde !

PHILIPIN.

Mais Monsieur vostre vie en ce lieu se hazarde.

CLEANDRE.

N'importe ; ne croy pas qu'on l'aye à bon marché ;
On me croiroit coupable, en me trouvant caché.

PHILIPIN.
La lumiere paroist et l'on va vous surprendre
Songez, à vous cacher.

CLEANDRE tirant l'epée.

Je songe à me deffendre.

[86]

SCENE III.
ROSETTE, LUCRESSE, CLEANDRE, PHILIPIN.

ROSETTE.

Ha Madame, fuyons, j'apperçois un voleur !

LUCRESSE.

C'est Cleandre...

CLEANDRE.

Ha Lucresse !

LUCRESSE.

Ha quel est mon malheur !

Je suis montée icy par l'ordre de ma mere :
Elle me veut parler, elle est fort en colere.

CLEANDRE.

Mais comment en ce lieu ?

PHILIPIN.

Ne haranguez pas tant.

Sa Mere va venir, cachez vous à l'instant.

LUCRESSE.

De grace depeschez : je croy des-ja l'entendre
Allez...

CLEANDRE entrant dans un cabinet.

Je veux mourir si j'y puis rien comprendre.

[87]

SCENE IV.
LIDAME, LUCRESSE, ROSETTE, CLEANDRE, PHILIPIN.

LUCRESSE.

Qui l'oblige à fermer cette porte sur nous ?
Je tremble à son abord, Madame ! qu'avez vous ?

LIDAME.

L'osez vous demander ingratte, et lasche fille !
Dont l'Amour deshonnore une illustre famille ?

LUCRESSE.

Moy Madame ! et comment ? daignez vous expliquer.

LIDAME.

Ha voyez l'effrontée, elle oze repliquer :
Vous demandez comment Madame l'impudente !
Vous pensez m'abuser, vous faites l'ignorante  :
La feinte est inutile, à present je sçay tout,

LUCRESSE.

He quoy ?...

LIDAME.

Vostre complot de l'un à l'autre bout,

Vos rendez-vous secrets, vostre amour pour Cleandre,
Et tout ce que pour vous ce traistre ose entreprendre :
[88] Je l'ay pris sur le fait ce lasche, ce trompeur.

PHILIPIN dans le Cabinet.

Nous sommes decouverts, Monsieur, je meurs de peur !

LIDAME.

Respondez, il est temps.

LUCRESSE.

Je ne sçay que respondre.

Ce que vous avez dit, suffit pour me confondre :
Ouy, sçachez que Cleandre est venu pour me voir.

LIDAME.

Je sçay dessus ce point tout ce qu'on peut sçavoir.
Je ne laisseray pas son audace impunie :
Attaquer mon honneur, c'est exposer ma vie.

PHILIPIN.

Il faut nous consoler, j'ay fort mal reussi ;
Mais si je suis battu, vous le serez aussi.

LIDAME.

Un poignard que je porte en ma trop juste rage
Monstrera de quel air je repousse un outrage ;
Et luy fera connoistre en luy perçant le cœur,
Qu'on doit tout redouter d'une femme en fureur.
Il moura de ma main.

PHILIPIN.

Qu'elle est sanguinolente !

Fy ; cela ne vaut rien, mon tremblement augmente.

LUCRESSE.

Ha Madame ! calmez ce dessein furieux ;
Il est vray que Cleandre est caché dans ces lieux.
Et que de vous depend son salut ou sa perte.

LIDAME.

O Ciel quelle disgrace ay-je encor decouverte !

LUCRESSE.

Je n'ose denier ce que vous sçavez bien.

LIDAME.

Je le sçay maintenant ; mais je n'en sçavois rien.
[89] Il n'eschappera pas ce perfide, ce traistre !

PHILIPIN.

L'honneur vous appartient : passez devant, mon Maistre !

LIDAME.

Où s'est-il peu cacher ? cherchons avecque soin.

LUCRESSE.

Je puis vous l'enseigner et sans aller plus loin.

LIDAME.

Parlez donc promptement.

LUCRESSE.

Puis qu'il faut vous l'apprendre,

C'est au fond de mon cœur que s'est caché Cleandre.
Ouy c'est là qu'il triomphe et qu'il est enfermé
Cet amant qui me charme autant qu'il est charmé :
Frappez-le donc icy, s'il vous en prend envie
L'Amour a confondu son sort avec ma vie,
Et cet objet si cher qui vous deplaist si fort,
Ne sçauroit à present mourir que par ma mort.

LIDAME.

Helas qu'ay-je entendu ? comment donc mal-heureuse !
Vous avez un galant ? vous estes amoureuse ?
Cleandre en vostre cœur triomphe, dites vous ?
Parlez-vous bien ainsi sans craindre mon couroux ?
Je me doutois icy de quelque autre mistere.

LUCRESSE.

Si je suis criminelle au moins je suis sincere.
Ouy ; Cleandre preside en mon cœur aujourd'huy,
Et je veux bien mourir, si je ne vis pour luy.

LIDAME.

Ce que vous m'apprenez, n'a rien qui me console ;
Vostre raison s'egare et vous parlez en fole.
Ce mal vous est venu d'avoir leu les Romans,
Vous aprenez par cœur tous les beaux sentimens,
Les doux propos d'amour, les rencontres gentiles,
Enfin tout le bel Art qui fait perdre les filles.
[90] Changez changez de vie, ou je vous promets bien
Que vous n'aurez jamais un escu de mon bien.
Ne voyez plus Cleandre, ou l'affaire est vuidée.

LUCRESSE.

Mais sa famille est noble et fort accomodée :
Il pretend m'épouser.

LIDAME.

Croyez qu'auparavant

Je vous ferois plutost épouser un convent :
Je sçauray vous ranger, petite impertinente !
Mais comme cette affaire est assez importante,
Je m'en vais consulter mon frere promptement,
Et n'entreprendray rien sans son consentement.

PHILIPIN.

Elle s'en va sortir ! tout va le mieux du monde.

CLEANDRE esternue.

Ha ! Ha !...

PHILIPIN.

Qu'avez vous donc, Monsieur Dieu vous confonde !

LIDAME.

Quel bruit vien-je d'entendre ?

CLEANDRE.

O mal-heur qu'ay-je fait !

LIDAME.

Qui vient d'esternuer dedans ce cabinet ?

LUCRESSE.

Je n'ay rien entendu ; qui seroit-ce ? personne.

LIDAME.

La deffaite est mauvaise et j'ay l'oreille bonne ;
Avec de la clarté moy-mesme j'iray voir.

LUCRESSE.

Cleandre est decouvert ! je suis au desespoir.
Ha Madame ! arrestez, donnez cette chandelle :
Rosette la tiendra.

LIDAME.

Je n'ay pas besoin d'elle.

PHILIPIN sortant du Cabinet.

[91] Il faut que je la dupe encor malgré ses dents.

LIDAME.

Ho, Ho, c'est Philipin ! qu'as-tu fait là dedans ?

PHILIPIN.

Cette grande clarté me blesse la paupiere ;
J'ay les yeux éblouis, ostez cette lumiere.

LIDAME.

Que peux tu dans ce lieu faire à l'heure qu'il est ?

PHILIPIN.

Madame c'est donc vous ! excusez s'il vous plaist.
Je ne sçay ce que c'est que d'user d'artifice :
Dormir comme un sabot estoit mon exercice.
Pendant vostre souper me trouvant un peu las
Je me suis assoupy sur une chaire à bras ;
Où sans perdre de temps, comme c'est ma coustume,
J'ay ronflé tout ainsi que sur un lit de plume
Et j'avois un quart d'heure à peine sommeillé,
Lors qu'en esternuant je me suis reveillé.
Si l'on en croit Albert jadis grand personnage,
S'éveiller de la sorte est un mauvais presage,
Et pour ne pas celer aussi la verité,
Ce sot eternuement m'a fort inquieté.

LIDAME.

Oserez-vous encor dementir vostre Mere ?
On n'esternuoit point, c'estoit une chimere.
Je n'ay pas grace à Dieu, faute de jugement,
Et ne me laisse point duper facilement.
Toutes vos actions doivent fort me deplaire  :
Et je vais tout à l'heure en advertir mon frere.
CLEANDRE tombe et fait tomber des escabelles.
Elle s'en va, sortons ! ha Ciel quel contre-temps !
Que je suis mal-heureux !

LIDAME.

Qu'est-ce encor que j'entends ?

ROSETTE.

[92] Ton Maistre Philipin manque bien de cervelle.

PHILIPIN.

S'en faut-il estonner ? est-ce chose nouvelle ?

LIDAME.

Qui dans ce cabinet peut faire un si grand bruict ?

PHILIPIN.

Quelqu'un quand je dormois s'y peut estre introduict ;
Je veux m'en éclaircir avecque diligence,
Et sur le champ moy mesme en prendre la vengeance.
On en veut à vos biens.

LIDAME.

Dis, dis à mon honneur.

C'est Cleandre, ouy c'est luy, ce lasche suborneur
Qui veut deshonnorer une famille honneste.

PHILIPIN.

Madame ! si c'est luy, par la mort, par la teste
Il se repentira de ce qu'il entreprend ;
Si j'ay le corps petit, j'ay le courage grand.
Donnez moy ce poignard avec cette lumiere
Et de peur d'accident, avancez la derniere.
Il payera l'amende et plus cher qu'au marché,
Et si je ne le trouve, il sera bien caché.

LIDAME.

Va, ta fidelité sera recompensée.

PHILIPIN tombant et souflant la chandelle.

A l'aide !…

LIDAME.

Qu'as-tu donc ?

PHILIPIN.

Jay la teste cassée.

Dés que j'y suis entré j'ay veu non sans effroy
Un horrible geant paroistre devant moy
Qui d'un bras redoutable à l'égal du tonnerre,
M'a fait du premier coup donner du nez en terre.
[93] A soufflé ma chandelle, et m'auroit accablé
Si par un second coup il avoit redoublé.
Ce doit estre un esprit, et si vous estes sage
Vous ne resterez pas en ce lieu davantage.

LUCRESSE.

Je crains fort les esprits Madame ! éloignons-nous.

LIDAME.

Celuy-cy ne doit pas estre à craindre pour vous :
Dans vostre empressement je cognois vostre ruse ;
Ce doit estre Cleandre et Philipin s'abuse.

PHILIPIN.

Je ne dis pas que non ; je puis bien me tromper ;
Mais si c'est luy Madame ! il ne peut échaper.

LIDAME.

Ne me quitte donc point.

PHILIPIN.

Je seray fort fidele.

LIDAME.

Rosette ! allez là bas querir de la chandelle.

LUCRESSE.

Pendant l'obscurité Cleandre peut sortir ;
N'y va pas...

ROSETTE.

C'est bien dit, je vais l'en advertir.

Sauvez-vous, il est temps.

CLEANDRE.

C'est ce que je veux faire.

LIDAME attrapant Cleandre.

Il est pris le galant !

CLEANDRE.

Que le sort m'est contraire !

PHILIPIN.

Vous tenez Philipin, ne vous abusez pas,
Peste que rudement vous me serrez le bras !

LIDAME.

Quoy c'est toy Philipin ! ce succez m'embarrasse :
Je croyois avoir pris nostre fourbe en ta place.

PHILIPIN.

[94] Pleust à Dieu qu'il fust vray que le Ciel par bonheur
Eust en vos mains livré ce lasche suborneur !

LIDAME prenant la main de Cleandre une seconde fois.

Ha c'est donc à ce coup, je le tiens que je pense.

CLEANDRE.

Vous tenez Philipin.

PHILIPIN.

Dieu, quelle impertinence !

LIDAME.

L'artifice est grossier, je connoy bien sa voix.

PHILIPIN.

Ouy vous tenez Cleandre, il est pris cette fois,

LIDAME.

Au voleur, au voleur, viste de la chandelle,

LUCRESSE.

Tout est perdu Rosette ! ha fortune cruelle !

LIDAME.

Il me veut echapper.

PHILIPIN.

Non, non, ne craignez rien,

Je le tiens par le bras, et l'arresteray bien.

LIDAME.

De peur que de nos mains par force il ne s'arrache,
Il faut le retenir pas sa longue moustache.

PHILIPIN.

C'est fort bien advisé, vous estes trop heureux,
Sortez et laissez nous vostre tour de cheveux.

CLEANDRE
 laissant son tour de cheveux 
entre les mains de Lidame et de Philipin.

Me voila delivré d'une estrange maniere.

LIDAME.

Hola, mon frere, amis, quelqu'un de la lumiere !
Enfin te voila pris infame et lasche amant !
Ne croy pas m'accabler de honte impunément ;
Il n'est point de pouvoir qui te puisse soustraire
Au cours impetueux de ma juste colere ;
Tu mourras fourbe ! traistre ! et ton sang respandu
Joindra bien-tost ta perte à mon honneur perdu.

CLEANDRE.

[95] O Dieu que j'ay de peine à rencontrer la porte !
Cachons nous, j'apperçoy la clarté qu'on apporte.

SCENE V et DERNIERE.
CARPALIN, LIDAME,
LUCRESSE, ROSETTE, CLEANDRE, PHILIPIN.

CARPALIN.

Où s'est-il donc caché ce filou, ce voleur !

LIDAME.

Ciel que tien-je et que voy-je ! ha je meurs de douleur !

PHILIPIN.

Je n'ay jamais rien veu de plus drole en ma vie.

LUCRESSE.

Cleandre s'est sauvé : Dieu que j'en suis ravie !

CARPALIN.

Quelle terreur panique a vostre esprit frappé ?
Je ne voy rien.

LIDAME.

Helas le traistre est échappé !

CARPALIN.

Qui donc ?

LIDAME.

Un suborneur qui se nomme Cleandre,

Qui seduit vostre niece.

CARPALIN.

Ha je le feray pendre !

PHILIPIN.

[96] Nous le tenions au poil ; mais tous nos soins sont vains ;
Il ne nous a laissé qu'un tour entre nos mains.

CARPALIN.

Que n'est-il demeuré ! ventre, teste, je jure
Que sa mort à l'instant eust reparé l'injure.
Que ne le tiens-je icy ce perfide imposteur ?
J'aurois eu le plaisir de luy manger le cœur.
Je l'aurois devoré cet insolent, ce traistre,
Il faut chercher par tout, il se cache peut-estre.

LIDAME.

Avant vostre arrivée il sera descendu.

PHILIPIN.

Si je le puis trouver, croyez qu'il est perdu.

CLEANDRE dans le Cabinet.

Il faut tenir l'espée au besoing toute nuë.
Comment c'est Carpalin ? me trompez vous ma veuë ?

CARPALIN.

Il n'est point en ce lieu, Monsieur ne dite mot,
Je travaille pour vous, ne faites pas le sot.
Devant que la chandelle icy fust aportée,
Il doit s'estre sauvé.

LIDAME.

Je m'en suis bien doutée

Fille lasche ! esprit bas qui cheris ton erreur !
C'est sur toy qu'à present doit tomber ma fureur.
N'espere plus de moy ny bonté ny tendresse ;
Je ne veux point de fille avec tant de foiblesse.
Des plus doux sentiments mon cœur est despoüillé,
Je ne reconnoy plus mon sang qui s’est soüillé.
Va je te desavoüe et dés demain j'espere
De te voir enfermée en un convent austere.

CARPALIN.

J'estime qu'il seroit pourtant plus à propos
Pour couvrir son honneur et vous mettre en repos,
Puis qu'elle est amoureuse et qu'elle en est dans l'âge,
De luy faire gouster des fruicts du mariage.
[97] C'est prevenir les maux qui pourroient arriver.
Souvent l'honneur se perd à le trop conserver.

LIDAME.

Ce moyen seroit bon, s'il n'estoit impossible.

Qui voudra d'elle apres un affront si visible ?

Lisipe l'aime fort ; mais estant de retour,
Il sçaura sa foiblesse, et perdra son amour.
Qui voudra prendre un corps dont un autre aura l'ame ?
Qui voudra l'epouser ?

CLEANDRE sortant du Cabinet.

Ce sera moy, Madame !

Daignez me l'accorder.

PHILIPIN.

O le plaisant biais !

Hé bien fut il jamais un amant plus niais ?

LIDAME.

Ha voicy l'imposteur dont l'amour nous offence,
Qu'il meure ; c'est de vous que j'attend ma vengeance !

CLEANDRE.

Mais prenant vostre fille.

LIDAME.

Ha vrayement c'est pour vous ;

Nostre fille n'est pas un gibier de filoux.

CARPALIN.

Sçachons quelle est sa race et son bien tout à l'heure :
Puis nous verrons s'il faut qu'il l'épouse ou qu'il meure.

LIDAME.

Ce n'est pas trop mal fait d'essayer la douceur
Mon frere ! ...

CLEANDRE.

Vostre frere !

LIDAME.

Ouy, ouy je suis sa soeur.

CLEANDRE.

Vous pouviez vous passer d'une ruse semblable ;
Je ne refuse point cette fille adorable.
[98] Pour me faire accepter ce party proposé
Il n'estoit pas besoin d'un frere supposé.

LIDAME.

Il est mon propre frere.

CLEANDRE.

Ha c'est une imposture !

Excusez ma franchise, elle fut tousjours pure.

CARPALIN.

Ton Maistre perd l'esprit.

PHILIPIN.

L'esprit ? te mocques-tu ?

Comment le perdroit-il, il n'en a jamais eu.

LIDAME.

Mais le cognoissez-vous ?

CLEANDRE.
Je le dois bien connoistre.

CARPALIN.

Ne vous arrestez pas aux paroles d'un traistre.

CLEANDRE.

Ha le dissimulé, qui ne le connoistroit.
Je ne suis pas si sot que tout le monde croit.

LIDAME.

Qu'entend-je ? d'un grand mal je retombe en un pire.

PHILIPIN.

Vostre langue nous perd.

CLEANDRE.

Je ne me puis dedire,
Tous ces deguisements ne serviront de rien.
Je ne me trompe point, je le cognois fort bien.

CARPALIN.

Quoy vous me connoissez ? ha quelle extravagance ?
Où m'avez-vous pu voir, dans la nouvelle France ?

CLEANDRE.

Nullement, nullement.

CARPALIN.

Je ne sçay donc pas où,

Dans la Californie, au Bresil, au Perrou,
[99] Dans Portopotossy, dans Lima, dans Cumane ?
Dans Chica, dans Cusco, dans Tolme en Caribane ?

CLEANDRE.

Faut-il avecque moy faire tant de façons ?
Penses-tu m'estonner par ces barbares noms ?

CARPALIN.

Ce sont tous les endroits où j'ay passé ma vie.

CLEANDRE.

Tu n'es jamais sorti de ton hostellerie.

CARPALIN.

Parlez mieux, indiscret !

CLEANDRE.

C'est trop faire le fin :

Ce n'est qu'un hostellier appellé Carpalin,
C'est chez luy que je loge et vous devez me croire,

LIDAME.

Quoy vous logez chez luy ?

CLEANDRE.

C'est à la Teste Noire.

LIDAME.

Comment fourbe, imposteur ?

CARPALIN.
Ha Madame arrestez,

Je vais vous dire encor bien d'autres veritez.
Rosette, Philipin et vostre fille mesme
Sont meslez avec moy dedans ce stratagesme,

LIDAME.
Ma fille !...

CARPALIN.
Ce n'estoit qu'à bonne intention.

LUCRESSE.
Je vous ay pour Cleandre apris ma passion,
Et je ne permettois qu'il fist ce personnage
Que pour vous disposer à nostre mariage.

CARPALIN.
Madame croyez-moy, vous pourriez faire pis :
Du Bailly de Nogent il est unique fils.

LIDAME.
[100] Je te pardonne tout, s'il est fils d'un tel Pere.
Feu mon pauvre mary l'aima tousjours en frere.

CLEANDRE.
Il n'a pas de grands biens.

LIDAME.
Il a beaucoup d'honneur ;
Dans un malheur pareil c'est encor un bon-heur.
Lucresse desormais vous peut aymer sans crime ;
Mon adveu rend pour vous son amour legitime.
Ma fille, aymez Cleandre à present comme espoux.

LUCRESSE.
Jamais commandement ne se trouva plus doux.

CLEANDRE.
Pour rendre nostre joye encore plus parfaicte,
Marions tout d'un temps Philipin et Rosette.

CARPALIN.
Que deviendray-je moy ?

CLEANDRE.
Nous sommes genereux,

Vous nous rendez contens, nous vous rendrons heureux,

ROSETTE.
Philipin qu'en dis-tu ?

PHILIPIN.
Que veux-tu que je die ?

Je croy voir une fin de quelque Comedie.

ROSETTE.
Je crains encor ton Maistre et je tremble en secret.

PHILIPIN.

La Comedie est faicte ; il n'est plus INDISCRET.

Fin du cinquiesme et dernier Acte.




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