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La Précaution inutile de d'Ouville


LA PRECAUTION INUTILE.

AVIS AU LECTEUR.

Entre plusieurs Nouvelles composées en Espagnol, par une Dame qui se peut égaler, non seulement pour l’invention, mais pour l’élocution encore aux plus célèbres Écrivains du siècle, je vous en ai choisi six qui m’ont paru les plus agréables, et les plus dignes d’êtres traduites en notre langue. Ne vous étonnez pas Lecteur, si je débute

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par une que vous aurez déjà vue, de la traduction de Monsieur Scarron, et que je vous donne encore le même titre qu’il lui a donné de la Précaution inutile, qui m’a paru plus naturel que si je l’eusse nommée après l’Espagnol Precaucionado engagnado. Le Précautionné attrapé. Outre que Monsieur Scarron, qui certainement mérité la réputation qu’il s’est acquise, affecte un style comique qui lui est tout particulier et auquel il a toujours réussi, et que de mon côté, j’ai affecté de m’attacher au sens tout pur, comme au style tout sérieux de la Dame que j’imite ; ce qui par conséquent

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rend la chose assez différente. Je vous ai encore fait connaître cette Dame par son nom, ce que Monsieur Scarron n’a pas voulu faire : je ne sais si c’est qu’il l’ait ignoré, ayant comme il l’a confessé lui-même, reçu ce présent d’un ami, qui peut-être l’ignorait encore. Ou si ce qui me paraît plus vraisemblable ne vous ayant donné qu’une seule Nouvelle de cette excellente Femme, il vous ait voulu cacher son sexe, de crainte que vous ne jugeassiez moins favorablement son travail. Pour moi qui connaît son mérite et sa suffisance, qui sais que

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son style ne doit rien à celui des Auteurs les plus achevés de sa Nation, et qui sais d’ailleurs que le Ciel n’a pas été plus avare de ses faveurs et de ses lumières à ce beau sexe qu’au nôtre. Je dis hardiment que c’est une Femme que je prends ici plaisir et de suivre, et d’imiter, et j’ose dire encore avec plus de hardiesse, que si je la savais bien imiter, vous jugeriez par ce seul ouvrage qu’il n’y a guère d’hommes qui la surpassent. Vous vous étonnerez sans doute, Lecteur, de ce que je lui donne si libéralement une de ces six nouvelles, que quelques-autres attribuent à ce fameux

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Auteur Espagnol qui entre plusieurs autres beaux ouvrages a composé la Fouine de Séville, laquelle j’espère vous donner traduite dans peu de jours : Mais outre que la chose est incertaine, comme lui et notre Maria Gayas ont paru de mérite égal, amis, et contemporains, je suis bien assuré que je n’en saurais recevoir aucun reproche du côté d’Espagne. Si ce petit travail vous plaît, je pourrai dans quelque temps vous donner un second volume des Nouvelles de la même Dame, et un autre en suite de ce fameux Auteur de la Fouine, duquel je vous ai déjà parlé.

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LA PRÉCAUTION INUTILE.

PREMIERE NOUVELLE.

Il arrive d’ordinaire, Messieurs, que les hommes les plus subtils et les plus avisés, et qui se précautionnent le plus pour se mettre à couvert des malices, et des tromperies des femmes, tombent plus souvent dans leurs pièges que ceux qui n’y songent

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point, et éprouvent enfin à leur dommage les choses qu’ils appréhendent. J’espère vous le faire voir par cette nouvelle, par laquelle on connaîtra clairement qu’il ne faut pas que personne se fie en son bon esprit, car quelque excellent qu’il puisse être, les plus habiles se mécomptent, et les plus experts se trouvent trompés. Que pas un d'eux donc ne serait assez téméraire pour courre le hasard d’une si dangereuse épreuve, mais que chacun bien plutôt craigne le mal qui lui peut venir de ce côté-là, et ne méprise pour l’éviter quelque occasion que ce puisse être, parce qu’en effet une femme sage et bien avisée, n’est pas viande pour un sot, ni une sotte et stupide une occasion digne d’un homme d’esprit.

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L’Illustre Cité de Grenade la merveille des Grandeurs de l’Andalousie, eut pour habitant D. Fadrique, le nom et la famille duquel il n’est nécessaire que je vous die pour le respect des nobles et illustres parents qu’il a en cette ville-là. Il me suffit de vous dire que sa noblesse et sa richesse allaient du pair avec son esprit et sa bonne mine, étant en l’un et en l’autre le plus accompli Cavalier, qu’il y eût, non seulement en son pays, mais en plusieurs autres où il était fort connu n’ayant point d’autre nom que le brave, le Galant, et le riche Dom Fadrique. Ses parents lui manquèrent étant encore assez jeune, mais il se gouvernait avec tant de prudence que tout le monde admirait son grand esprit, et sa sage conduite,

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de sorte qu’il ne paraissait pas être si peu âgé qu’il était, et comme on dit que les jeunes hommes sans amour, sont comme des joueurs sans argent, ou comme des danseurs sans violon, il plaça ses affections en une très belle et très galante Damoiselle de la même ville nommée Séraphine, et véritablement un vrai Séraphin en beauté, quoiqu’elle ne fût pas si riche que lui. Mais plus il lui témoignait de passion, plus elle se montrait sévère, et dédaigneuse parce qu’elle avait déjà donné son cœur à un autre Cavalier de la même ville qui [sic] était certes une chose pitoyable qu’un homme de mérite, et accompagné de si excellentes qualités comme était Dom Fadrique, se mit à aimer en un lieu dont un autre

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avait déjà pris possession. D. Fadrique n’ignorait pas l’amour de la belle Séraphine, mais il lui semblait qu’avec ses seules richesses, il surmonterait de plus grands obstacles. Outre la considération du bien, il jugeait que le galant que sa Dame aimait, n’était pas des plus qualifiés de la ville : sur cette confiance, il pensait qu’il n’aurait pas plus tôt demandé cette Dame en mariage à son père, qu’il la lui accorderait avec plaisir, mais Séraphine n’était pas de cet avis-là, parce qu’au Mariage l’inclination a un je ne sais quoi qui nous charme, et qui nous fait pencher insensiblement du côté qui plaît le mieux. Ce fut ce qui obligea D. Fadrique à ménager l’esprit de la fille avant que d’aller au père : il voyait de plus qu’il avait

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sur les bras un rival favorisé, quoi qu’il ne soupçonnât en façon quelconque la vertu de sa maîtresse. Il connaissait assez qu’elle aimait, mais il ne croyait pas que cet amour s’étendit plus loin qu’à une honnête correspondance, car encor que ce soit le véritable fondement de l’amour, il pensait bien pouvoir acquérir cette faveur pour lui-même. Avec ces espérances il commença à régaler Séraphine, et à faire des présents à ses servantes, et elle à le favoriser plus qu’elle n’avait encore fait, parce que quoi qu’elle aimât effectivement D. Vincent, (c’était le nom de son bien aimé) elle ne voulait pas être haïe de D. Fadrique, et les servantes faisaient tout ce qu’elles pouvaient pour lui, tant pour ce qu’elles étaient gagnées

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par ses présents que pour ce qu’elles jugeaient que c’était un meilleur parti, et qu’en toutes façons il méritait mieux que l’autre.

D. Fadrique là-dessus s’enhardit de lui écrire, et lui exagérant par une lettre passionnée la grandeur de son amour il la confia à la servante qu’il avait la plus obligée, mais quelque effort qu’elle fît, elle ne pût jamais engager sa maîtresse non seulement à lui faire réponse, mais à paraître seulement à la fenêtre afin qu’il pût au moins se consoler du plaisir de la voir un moment. Enfin quelque diligence que fît D. Fadrique, il ne put pas seulement jouir de sa vue, ni obtenir une seule réponse de quantité de lettres qu’il lui écrivait. Ce que ses servantes lui répondaient aux

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plaintes continuelles qu’il leur faisait, était que Séraphine était tombée en une profonde mélancolie, et qu’elle n’avait pas une heure de santé ni de repos. D. Fadrique s’imagina que la cause de cette mélancolie procédait sans doute de ce qu’elle se voyait frustrée des espérances que peut-être elle avait conçues de se voir mariée avec D. Vincent, parce qu’il ne passait plus par la rue comme il avait accoutumé. Il croyait qu’il s’en était retiré pour la crainte qu’il avait de lui, et pensant qu’il était obligé de rendre à sa maîtresse le contentement qu’il semblait lui avoir ôté, se confiant de ce qu’avec sa bonne mine, sa richesse et sa noblesse, il lui rendrait la belle humeur qu’elle avait perdue, et lui ôterait tous

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sujets de tristesse, il la demanda en mariage à son père, qui l’ayant communiqué à sa femme, il leur sembla à tous deux, comme on dit, voir les Cieux ouverts, ils ne la lui accordèrent pas seulement, mais louèrent le Ciel de lui avoir donné cette pensée, et s’offrirent à lui en qualité d’esclaves. Enfin, ils communiquèrent cette agréable proposition à leur fille, qui étant sage et avisée, leur dit qu’elle s’en réjouissait infiniment, et qu’elle était prête à leur obéir, non en cela seulement, mais en toute autre chose dès que sa santé le lui permettrait. Elle les pria donc d’entretenir D. Fadrique en cette bonne volonté quelques jours jusques à ce qu’elle se portât mieux, et que cependant dès l’heure même elle était résolue de faire tout ce qu’il leur plairait de lui commander.

Les parents de cette fille furent satisfaits de cette réponse qui ne sembla pas mauvaise à Fadrique, et ainsi il pria son beau-père (car il le tenait déjà pour tel,) qu’il eût soin de sa maîtresse. Il fit ce qu’il pût de son côté pour la réjouir, la régalant de mille présents curieux, et la divertissant de toutes sortes de Musiques agréables, bref il se promenait par la rue plus assidûment qu’il n’avait encore fait, tant pour l’amour qu’il lui portait, que pour la crainte qu’il avait de D. Vincent, quoiqu’il eût lieu de se consoler par le peu de soin qu’il voyait qu’il avait d’elle. Séraphine toute craintive se mettait quelquefois à la fenêtre, et laissait voir quelque partie

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de sa beauté à cet inquiet et impatient amoureux, encore que la pâleur, et la tristesse qui paraissaient sur son visage, donnassent de clairs témoignages de son mal, qui l’obligeait à demeurer presque toujours dans le lit : elle le gardait toutes les fois que son amant la visitait, car après sa déclaration il le pouvait faire assez librement, elle ne le recevait jamais qu’en présence de sa mère, et de ses servantes pour empêcher les privautés qu’il eût pu prendre avec elle aux termes où les choses étaient entre eux.

Quelques mois se passèrent en ces visites contraintes, au bout desquels D. Fadrique désespérait de cette ennuyeuse maladie, et résolut de se marier, soit qu’elle fût en santé ou non. Une nuit comme il avait

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accoutumé de faire aux autres étant au coin d’une rue veillant pour assurer sa jalousie, et adorant les murailles de cette belle malade, il vit environ sur les deux heures après minuit ouvrir la porte de son logis, et sortir par là une femme qui à l’air et à la taille semblait être Séraphine. Cela l’étonna, et quasi mort de jalousie, il s’approcha d’elle le plus qu’il lui fût possible pour n’être pas connu et s’éclaircissant de plus en plus, il connut enfin que c’était elle-même. D’abord sa jalousie lui fit soupçonner qu’elle allait chercher quelque bienheureux rival : ce qui l’obligeant de la suivre, il la vit entrer dans une espèce de Cour, où l’on avait accoutumé de serrer du bois à bâtir, qui

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était sans porte, et dont les murailles étaient à demi tombées ; ce jaloux désespéré ne douta point que D. Vincent n’y fût entré avec elle, et dans la rage qui le saisit, il médita d’abord de grandes vengeances, et ne put digérer l’affront qu’il s’imagina qu’on faisait à son honneur. Il fit le tour tout bellement, et entrant dans cette cour par un autre endroit pour n’être point aperçu, il vit comme cette dame était entrée dans une petite chambre qui était presque abattue où elle jeta de profonds soupirs, invoquant sourdement toutes les divinités à son aide, et mit à terre un enfant les cris duquel désabusèrent entièrement notre amant pour le jeter dans une confusion bien plus grande. Comme Séraphine se vit délivrée

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de cet embarras, en troussant sa jupe elle eut encore assez de force, et de courage pour retourner en son logis, laissant là ce pauvre innocent exposé à toutes les injures du Ciel, et de la fortune, nu, et sans assistance, puisque la terre seule lui servait, et de langes et de berceau. Mais le Ciel, qui aux dépens de la réputation de Séraphine eut compassion de cet enfant, ne voulut pas qu’il mourût sans Baptême. D. Fadrique arriva où il pleurait couché sur la terre, et le prenant et l’enveloppant dans son manteau, l’emporta faisant mille signes de Croix, et ne se pouvant assez étonner d’une si étrange aventure. Il lui fut aisé de juger que de là procédait la maladie de Séraphine, que D. Vincent en était le père, et que c’était

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pour ce sujet seul qu’il s’était absenté, et qu’il ne paraissait plus. Il rendit infinies grâces au Ciel de l’avoir délivré d’un si grand malheur par un accident si surprenant et si extraordinaire, et s’en alla avec ce gage à la maison d’une sage-femme à qui il donna charge de mettre cet enfant entre les mains de quelque personne qui en eût du soin, ordonna qu’on lui cherchât promptement une nourrice, et qu’il lui importait autant que sa vie qu’il n’en arrivât faute. Cette sage-femme fit charitablement ce qui lui était ordonné, et considérant cet enfant avec attention, elle vit que c’était une fille si belle, qu’elle semblait plutôt un Ange du Ciel qu’une créature humaine, elle lui chercha une nourrice, et D. Fadrique

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le jour suivant parla à une certaine Dame qui était sa tante, afin qu’elle prît le soin de faire nourrir en sa maison, Gracia qui fut le nom qu’elle reçut en Baptême.

Laissons-la entre les mains de cette bonne qui prit le soin de son éducation, car en temps et lieu on parlera d’elle, comme de la personne la plus importante à cette histoire. Et retournons à Séraphine qui déjà guérie de son mal au bout de huit ou dix jours, croyant avoir recouvert sa première santé, dit à ses parents que quand ils leur plairait, il pourraient mettre en exécution le mariage proposé avec D. Fadrique. Ce malheureux redoutant cette chose plus que la mort, fut à la maison de sa tante, de celle dis-je qui avait Gracie en son pouvoir, et lui

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dit qu’il lui était venu quelque désir en l’esprit de voir les Provinces de l’Espagne à quoi il voulait employer quelques années, et que c’était une curiosité assez digne de sa jeunesse, qu’il lui voulait laisser une procuration pour gouverner cependant tout son bien, dont elle pourrait disposer comme elle aviserait bien être. Surtout il lui recommanda d’avoir un très grand secret, et que si le Ciel la conservait jusqu’à ce qu’elle eût trois ans accomplis, il la suppliait de ne pas manquer à la mettre dans un couvent de Religieuses fort austères, où elle se put élever sans avoir aucune connaissance du monde, et

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qu’il avait un certain dessein pour elle qui pourrait éclore avec le temps. Cela fait, il fit porter tous ses meubles en la maison de sa tante, prit de l’argent et des lettres de change, écrivit à Séraphine, et incontinent après il se mit à cheval suivi d’un valet, prenant son chemin vers la très noble et très riche Cité de Séville. Séraphine reçut cette lettre qui contenait ces paroles.

"Si lorsque vous avez pu vous égaler à moi, ingrate, vous m’avez traité avec froideur et indifférence. Si à force de mépris, et de dédains vous m’avez fait paraître le peu de cas que vous faisiez de mon amour. Si vous m’avez si visiblement ôté par tromperies toutes les prétentions que je pouvais avoir en une possession que j’estimais

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glorieuse. Maintenant que vous prétendez l’impossible, c’est folie à vous de penser trouver quelque reste de feu parmi les cendres que vos froideurs ont entièrement amorties. Laissez-les en l’état qu’elles sont, je vous prie, ayez pitié de mon innocence, vos offres sont hors de saison. Malgré vos déguisements, le Ciel a permis que je fusse désabusé. Tendez vos pièges ailleurs, je ne me laisse plus attraper sur de fausses apparences."

Cette lettre quoiqu’en termes assez obscurs ne fut que trop entendue de Séraphine. Elle était déjà assez en peine de n’avoir pu savoir ce qu’était devenu l’enfant qu’elle avait abandonné, quelques diligences qu’elle eût pu faire pour en apprendre des nouvelles : au milieu de

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ses inquiétudes elle se forgea mille soupçons en l’esprit, sur le prompt départ de D. Fadrique : son père et sa mère même disaient que cette précipitation ne devait pas être sans fondement, et voyant que Séraphine témoignait avoir désir de se faire Religieuse, ils y consentirent volontiers. Ainsi elle entra dans un Monastère fort confuse de ce qui lui était arrivé, et fort en peine de ce que pouvait être devenu cet enfant qu’elle avait été contrainte de laisser dans cette Cour. Car elle considérait que s’il était mort, sa conscience en demeurait fort chargée, ce qui l’obligeait d’autant plus de s’efforcer, par une vie austère et pénitente, non seulement d’obtenir le pardon de son péché, mais encore de passer toutes ses

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compagnes [sic] en dévotion, de sorte que chacun dans Grenade la regardait déjà comme une sainte.

D. Fadrique arriva à Séville tellement désabusé, et tellement hors de lui-même pour ce qu’il avait vu et connu en Séraphine qu’il ne pouvait s’empêcher d’envelopper les innocentes parmi les coupables, et de déclamer contre toutes les femmes en général. Il avait tort toutefois de se laisser emporter par une si aveugle indignation. Il devait laisser quelque place à l’honneur et la vertu, et se persuader que pour une mauvaise femme, il s’en peut trouver mille bonnes. Enfin il disait qu’il ne se fallait fier à pas une, revenant toujours à ce proverbe (garde-toi de la méchante femme, et ne te fie point à la bonne,)

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et de fait, il avait toutes les raisons du monde d’en mal juger, principalement de celles qui ont beaucoup d’esprit, parce que pour avoir trop de connaissances, elles pénètrent plus que les autres dans la source du mal, trompent pour paraître fines, et deviennent le plus souvent méchantes et vicieuses. Il soutenait qu’une femme ne devait savoir autre chose que gouverner sa maison, faire son travail, prier Dieu, et élever ses enfants en sa crainte, et condamnait le surplus comme plus nuisible que nécessaire à leur réputation. Avec cette pensée comme je vous ai déjà dit D. Fadrique entra dans Séville, et fut loger chez un sien parent, homme de condition, et riche avec dessein de séjourner là quelques mois, pour

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voir les raretés d’une si belle et si grande ville. Comme il y eut séjourné quelques jours en la compagnie de son parent, il vit en l’une des principales rues, à la porte d’une maison descendre d’un carrosse une Dame en habit de veuve, la plus belle qu’il lui sembla avoir vue de sa vie : outre sa beauté merveilleuse elle paraissait jeune, et d’une fort belle taille, et il apprit de plus qu’elle était fort riche, et des plus qualifiées de la ville. Encore qu’il eût sujet d’appréhender les femmes vu l’aventure de Séraphine, il ne laissa pas toutefois de se laisser éblouir, et vaincre par l’extraordinaire beauté de Dona Beatrix qui était le nom de cette admirable veuve.

D. Fadrique passant la rue y laissa

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son âme en gage, et comme il ne la voulait pas perdre, il pria son camarade d’y vouloir faire encore un tour. "Je vois bien, lui répondit D. Mathée, (ainsi se nommait son parent) que vous ne quitterez pas sitôt Séville. Si vous êtes de complexion aussi amoureuse que vous le faites paraître, je gage que cette belle veuve vous a déjà donné dans la vue."
– Vous ne vous trompez pas cher ami, lui répondit D. Fadrique, et j’emploierais de bon cœur à son service tout ce qui me reste de vie.
– Il faut voir quelles sont vos prétentions répondit D. Mathéo, parce que je vous avertis que le bien que possède cette Dame, et sa vertu sont telles, que hors la déclaration de mariage, elle n’écoutera jamais personne quand ce serait le

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Roi même qui en voudrait faire le galant. Elle peut avoir à cette heure 23 ou 24 ans, elle a été deux ans mariée. Il y en a bien autant qu’elle est veuve, et tout ce temps-là aucun n’a mérité ses bonnes grâces étant fille, ni n’a eu seulement le bien de la voir étant mariée, ni aucune faveur d’elle depuis qu’elle est veuve, quoi qu’il y ait plusieurs personnes de mérite et de condition qui prétendent à cette gloire. Mais si votre amour est telle que vous me la témoignez, et qu’il faut aussi qu’elle le soit pour y aspirer, je lui parlerai fort volontiers en votre faveur. Je vois que pour être son mari vous avez toujours les qualités qu’elle saurait désirer, et il se pourra faire qu’entre tant de prétendants vous serez le seul

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agréable. Elle est parente de ma femme, ce qui m’oblige de la voir souvent, et je commence à bien espérer de ma négociation, parce que je la vois qui s’arrête à ce balcon, et vous considère : assurez-vous que ce n’est pas une petite faveur d’avoir souffert de cette façon votre présence, sans vous fermer la fenêtre au nez comme elle fait d’ordinaire à tous les autres qui prennent plaisir à la contempler.
– Ah ! Cher ami, lui dit D. Fadrique, comme oserai-je prendre la hardiesse de prétendre à un bien si grand qu’elle a refusé à tant de braves Cavaliers de Séville, moi qui suis étranger ? Mais si je dois mourir sans qu’elle le sache par la violence de mon amour, faites que je meure plutôt par son refus, et par

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ses mépris. Parlez-lui je vous prie mon cher parent, quand vous lui aurez dit qui je suis, et que vous lui aurez fait savoir, et mon bien et ma naissance, vous la pourrez assurer que je meurs d’amour pour elle." Sur cet entretien, ils firent encore deux ou trois tours dans la même rue, lui faisant tous deux une révérence à laquelle elle répondit fort civilement. Lorsque Dona Béatrix était descendue du carrosse, elle avait remarqué le soin et l’attention avec laquelle D. Fadrique la regardait lui semblant étranger, et le voyant en la compagnie de D. Mathée, aussitôt donc qu’elle eut ôté sa mante, elle se mit au balcon, et se voyant comme j’ai dit saluée avec tant de courtoisie, elle leur rendit

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leur salut avec la même civilité ayant pris garde que pendant qu’ils parlaient ensemble, ils la regardaient attentivement. Ils s’en retournèrent donc tous deux en leur logis fort contents d’avoir vu cette belle Dame si courtoise et si civile pour eux. Ils demeurèrent d’accord que D. Mathée parlerait le lendemain à elle en faveur [de] D. Fadrique pour lui proposer son mariage, mais il était déjà si passionné pour elle qu’il eût souhaité que cette proposition se fût faite sur le champ.

La nuit se passa non pas si vite que notre amoureux Cavalier eût désiré. Il pressa fort son ami d’aller apprendre en diligence des nouvelles de sa vie ou de sa mort. Ce qu’il fit. Il parla à D. Beatrix, et ne

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manqua pas de s’étendre fort sur les rares qualités de l’avantageux parti qui se présentait pour elle. La Dame répondit civilement, qu’elle se sentait obligée à l’honneur qu’il lui faisait comme à son ami de l’en avoir jugée digne, mais qu’elle avait fait vœu le jour que l’on mit son mari en terre de ne se remarier point que trois ans ne fussent auparavant écoulés ; qu’elle devait cela à la bienséance, et à l’amitié qu’elle avait eue pour un mari si bon et si vertueux, que c’était là le seul sujet qui l’avait obligée à donner congé avec assez de rudesse à tous ceux qui pour le même dessein s’étaient déjà présentés, et que jusque là elle n’avait voulu rendre compte à personne du dessein qui l’y portait ; mais que si ce Cavalier

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voulait attendre l’an qui manquait encore des trois, elle lui donnait parole qu’elle ne serait jamais à d’autre qu’à lui, parce que s’il fallait dire la vérité, sa mine et sa taille jointes aux autres qualités que son ami lui avait exagérées, lui donnaient hautement la préférence sur tous ceux qui la recherchaient.

Avec cette réponse, D. Mathée retourna vers son ami fort content, s’imaginant qu’il n’avait pas mal négocié. D. Fadrique qui de moment en moment devenait plus amoureux, fut assez satisfait de cette réponse, quoi que cette attente lui semblant longue dans l’impatience de son amour, il s’y résolut pourtant, et de demeurer tout le reste de cette fatale année dans Séville, lui semblant être trop bien

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récompensé de sa patience, s’il pouvait enfin parvenir à une si glorieuse possession. Comme il avait de l’argent en abondance, il fit meubler un appartement dans la maison de son parent, il dressa un train fort magnifique avec de fort belles livrées, et fit faire plusieurs superbes habillements pour paraître davantage à la vue de cette belle qu’il allait voir quelquefois en la compagnie de D. Mathée ; car autrement il n’y eût pas été reçu, ne faisant cette faveur à personne depuis son veuvage. Il voulut lui faire des présents, mais il n’en put jamais obtenir la permission, cette beauté sévère ne voulut rien recevoir quoiqu’elle en fût fort pressée par ses servantes, ce Grenadien ne les avait pas peu obligées, tout

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ce que la maîtresse refusait, elles le recevaient à mains ouvertes, et ainsi elles eussent tenté jusques à l’impossible pour l’obliger, toute la faveur qu’elles purent obtenir d’elle, fut que lorsqu’elles lui disaient qu’il était en la rue, elle se mettait au balcon, où elles l’accompagnaient quelques fois à ouïr les sérénades qu’il lui donnait presque toutes les nuits, après avoir écouté quelque temps, elle disait assez haut qu’il était heure de se retirer pour lui marquer qu’elle y avait prêté l’oreille, de quoi il était aussi content que si on l’eût fait seigneur de toute la terre. Notre amant passa six mois en cet état, sans pouvoir jamais obtenir de D. Beatrix la permission de la voir seul à seul, et cette retenue le rendait si

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éperdument amoureux que jamais homme ne le fut avec tant de violence.

Une nuit qu’il se trouva à la rue de sa maîtresse, comme il s’y était trouvé plusieurs autres nuits, vu que sa passion ne lui laissait guère de repos, il vit par hasard la porte de sa maison ouverte, ce qui lui donna de la curiosité, et cette curiosité lui fit prendre la hardiesse d’entrer pour voir s’il ne découvrirait aucune chose, il se coula donc tout doucement, et sans être vu de personne jusques en son appartement, il la vit du bout d’une galerie assise en son estrade sans aucune compagnie que celle de ses servantes, elle priait à certaines heures, et comme elle eut achevé ce dévot exercice, elle se voulut déshabiller

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pour se mettre au lit. D. Fadrique voyant qu’elle s’allait coucher, descendit en bas avec le même silence pour s’en retourner chez lui, mais ce fut en vain parce que le cocher qui couchait en une petite chambre proche de la porte, avait fermé celle de la rue, assuré qu’il n’y avait plus personne qui voulût entrer ni sortir, et s’alla coucher. D. Fadrique se repentit fort de son impertinente curiosité : mais voyant qu’il n’y avait point de remède, il s’assit sur une pierre qu’il vit dans la cour, attendant que le jour parût. Car encore qu’il lui fût aisé d’appeler quelqu’un pour se faire ouvrir, il ne voulut pas hasarder dans l’opinion des serviteurs, la réputation de sa maîtresse, lui semblant que quand il serait jour, et

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que le cocher ouvrirait la porte, il pourrait sortir facilement sans que personne le vît, et que cependant il se pourrait tenir caché tout le reste de la nuit.

Il y avait près de deux heures qu’il était là quand oyant quelque bruit à la porte du quartier de sa maîtresse (car il voyait l’escalier de l’endroit où il était assis) il jeta les yeux du côté d’où il avait entendu le bruit, il vit sortir D. Beatrix (nouvelle admiration pour celui qui la croyait endormie) cette belle Dame portait sur sa chemise, une petite jupe de Taby de couleur de feu, tissu avec de l’argent en la doublure duquel paraissaient des étoiles sans avoir aucune chose sur elle qu’un petit manteau du même Taby doublé de Pane bleue

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qui lui couvrait les épaules, en sorte qu’elle laissait voir la blancheur de sa chemise, qui n’étant pas bien fermée laissait encore entrevoir quelque chose de plus blanc. Ses cheveux étaient arrêtés dans un rets de soie et d’or, quoi que pour la plupart ils fussent épars sur son beau visage, ce qui augmentait encore sa grâce et relevait sa beauté. Elle avait en sa gorge deux rangs de grosses perles, avec quantité d’autres plus petites qui faisaient plusieurs tours alentour de ses bras dont la blancheur se voyait fort clairement, les manches de sa chemise les laissant ouverts jusques aux coudes. L’amoureux Grenadien pouvait aisément remarquer toutes ces choses, parce que la belle tenait en l’une de ses blanches mains

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une bougie allumée dans un petit chandelier d’argent à la lueur de laquelle il put à son aise contempler toutes ces merveilles, et se fût estimé le plus heureux de tous les hommes s’il eût été le sujet qu’elle allait chercher. En l’autre main, elle tenait un plat d’argent avec deux ou trois pots de verre pleins de biscuits, de conserves, et de confitures, quelque fiole pleine de vin, et sur le bras une serviette fort blanche.

"Le Ciel me soit en aide", disait en lui-même D. Fadrique, la regardant dès qu’elle sortit de sa chambre jusqu’à ce qu’il la vît descendre, par l’escalier, "Quel sera le bien heureux qu’un tel maître d’hôtel va servir ! Ah ! Si c’était moi, que je donnerais de bon cœur tout mon bien pour jouir d’une félicité pareille !"

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En disant cela, comme il vit qu’elle était au bas de l’escalier, et que son chemin s’adressait du côté où il était, il se retira jusques auprès de l’écurie, où il entra croyant être mieux caché. Mais voyant que Dona Beatrix venait de ce côté-là, il se mit derrière un des chevaux de carrosse. Cette Dame entra enfin dans ce lieu si indigne d’une si merveilleuse beauté, et sans prendre garde à D. Fadrique, qui était caché derrière le cheval, elle s’en alla vers une petite chambre qui était au bout de l’écurie. D. Fadrique crut par cette apparence, que quelqu’un de ses valets malade éveillait en elle cette charité, et l’obligeait à cette pieuse action, encore qu’il jugeât bien qu’il eût été plus séant pour elle, que quelqu’une de quantité

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de servantes qu’elle avait, l’eût faite que non pas elle ; mais attribuant le tout à une charité et humilité dévote, et vraiment Chrétienne (car il ne pouvait pas avoir une autre pensée) il voulut voir la fin de cette histoire, et sortant d’où il était, il alla après elle, jusques à se mettre en lieu qu’il pouvait voir tout ce qu’il y avait dans la chambre pour être si petite qu’à peine pouvait-elle contenir un petit lit. La valeur de D. Fadrique fut grande en cette occasion, parce que comme il arriva près de là, et qu’il vit tout ce qu’il y avait dans la chambre, il aperçut sa maîtresse en tel état que je ne sais pas comme il eut assez de patience pour le souffrir.

En un petit lit, qui était à l’endroit que je vous ai marqué était

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couché un Nègre, si défait qu’il n’avait quasi plus forme de créature humaine, il paraissait environ de l’âge de vingt-huit ans, ou trente ans, mais si laid et si horrible, qu’il lui semblait que le Diable avec toute sa laideur ne le pouvait égaler. Je ne sais véritablement si ce fut la passion qui le lui fit trouver tel, ou s’il l’était en effet jusques à cette extrémité : il semblait aussi par son visage have et défiguré qu’il n’avait plus guère de temps à vivre, parce qu’il avait la poitrine extrêmement élevée, ce qui augmentait encore sa laideur. La belle veuve s’assit en entrant sur le bord de sa couche, et ayant mis la bougie sur une petite table qui était proche de son lit, et ce qu’elle apportait, elle se mit à raccommoder ce lit, et

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comme il paraissait un diable en laideur, elle semblait être auprès de lui, un Ange en beauté, elle lui mit après cela, une de ses blanches mains sur le front, et avec une voix triste et pitoyable, lui dit : "Comment te portes-tu Antoine, ne veux-tu pas parler à moi mon cœur, écoute je te prie ouvre les yeux, regarde que c’est Béatrix qui te vient voir, prends mon fils, mange un morceau de cette Conserve, prends un peu de courage pour l’amour de moi, si tu n’as envie comme je t’ai aimé durant la vie, que je t’accompagne au tombeau ; m’entends-tu bien mon amour ? Ne me veux-tu ni répondre, ni regarder ?" Et en disant cela il lui coulait par les yeux de grosses perles, car ainsi puis-je bien nommer ses larmes,

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elle mit sa joue près de cet endiablé visage, laissant le pauvre D. Fadrique qui la regardait en pire état, qu’elle n’était, sans savoir ni que faire ni que dire. Il était quelquefois en résolution de se perdre, mais il vint à considérer qu’il valait mieux se taire, et quitter cette prétention ?

Là-dessus le Nègre vint à ouvrir les yeux, et regardant sa maîtresse avec une voix faible, et débile, il lui dit repoussant avec sa main son visage qu’elle avait proche du sien : "Que voulez-vous davantage de moi, Madame ? laissez-moi au nom de Dieu, je vous prie ! Que veut dire cela, qu’étant sur le point de mourir, vous me venez encore persécuter ? Ne vous suffit-il point que pour avoir voulu satisfaire à votre humeur

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vicieuse, et à vos appétits désordonnés, vous me voyiez en l’état où vous m’avez mis sans vouloir encore m’obliger étant prêt d’expirer, d’assouvir votre convoitise trop effrénée ? Mariez-vous, Madame, mariez-vous, et me laissez-là, je vous prie, car je ne vous puis voir ni souffrir, et beaucoup moins manger de rien que vous me présenterez. Je veux mourir puisque je vois que je ne puis l’éviter." Et en disant cela, il se tourna de l’autre côté, sans répondre un seul mot davantage à Dona Béatrix, quoi qu’elle l’en conjurât par mille tendresses pleines d’amour. Je ne sais si ce fut qu’il mourut sur l’heure, ou qu’il ne fît aucun cas, ni de ses larmes, ni de ses paroles. Dona Beatrix lassé d’attendre en vain, s’en retourna

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en son appartement toute fondante en pleurs, et la plus triste du monde.

D. Fadrique attendit qu’on ouvrît la porte, et à peine la vit-il ouverte qu’il sortit, fuyant de cette maison qui lui semblait pire, que le maudit jardin de Falerne, ou le trompeur logis d’Atlas, autant pleine pour lui de confusion, et d’horreur, qu’elle l’avait été auparavant de contentement et de gloire. En arrivant au logis il se coucha, sans rien dire à son ami, et sortant sur le soir, il fut faire un tour par la rue de sa vertueuse veuve, pour voir quel bruit il y avait, et vit comme on tirait du logis le Nègre mort, pour le porter en terre. Il retourna chez lui, gardant en lui-même ce secret, et trois ou quatre jours, après

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qu’il retourna passer par la même rue, plus par curiosité que par amour, sinon pour voir, et s’éclaircir davantage de la vérité de la chose, ayant encore peine quoi qu’il l’eût vue d’ajouter foi au rapport de ses yeux ; mais il ne put voir Béatrix tant la mort de son noir amant la tenait triste, et désolée, et recluse dans sa maison. Au bout de quelques jours D. Fadrique achevant de dîner avec son ami, et étant prêt de sortir de table, la servante de Dona Béatrix entra dans la salle, et avec une mine riante lui mit en main une lettre qui contenait ces paroles :

"Où il y a de l’affection, les confidents sont peu nécessaires, je suis assurée de la vôtre, D. Fadrique, et très satisfaite des témoignages

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d’amour que vous m’avez rendus, ainsi je ne veux pas attendre davantage la fin de l’année que je vous avais prescrite, pour vous donner l’entière possession que vous avez bien méritée de ma personne, et de mes biens. Notre mariage s’accomplira quand vous le désirerez avec les conditions que vous-même me voudrez prescrire, parce que mon amour et votre mérite, feront que je ne prendrai garde à rien. Le Ciel vous conserve comme je souhaite. Votre servante, Dona Béatrix."

D. Fadrique lut trois ou quatre fois cette lettre, et encore à peine la pouvait-il croire, tellement, qu’il ne faisait autre chose que la tourner d’un côté et d’autre, et ne pouvait assez admirer en soi-même les choses qui lui arrivaient, s’étant déjà vu par deux fois si près de tomber dans cette infamie, qu’avec une faveur très particulière du Ciel, il avait évitée comme par miracle, comme il connut assez clairement que la précipitée résolution de Dona Béatrix procédait de la perte de son noir amant. Il voulut aussi de son côté prendre une résolution honorable, et disant à la servante qu’elle l’attendît un peu, il entra dans une chambre, et appelant son ami, il lui tint ce discours : "Mon cher ami il m’importe de la vie, et de l’honneur, de sortir dans une heure de Séville, et je ne veux que personne m’accompagne, que le seul valet que j’ai emmené de Grenade. Vendez je vous prie tous les meubles que j’ai apportés chez

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vous sitôt que je serai parti, et de l’argent que vous en tirerez vous payerez s’il vous plaît les valets que j’ai pris en cette ville, et les congédierez. Je ne vous puis dire la raison qui m’oblige à cela, parce qu’il y a quelques sujets qui m’en empêchent. Je vous écrirai du lieu où je ferai ma demeure. Cela m’importe, il suffit, ne me pressez pas je vous prie, de vous en dire davantage, et m’obligez durant que je fais un mot de réponse à cette lettre, de me faire chercher deux mules de louage sans vous informer plus avant de mon dessein." Après cela il répondit à Dona Béatrix, et donna la lettre à sa servante pour la donner à sa maîtresse, à laquelle il donna charge de dire qu’il sortait tout à l’heure de Séville pour n’y revenir jamais, et ce pour avoir trop vu. Donnant la lettre à sa servante, il monta incontinent sur une mule, et son valet sur l’autre, car il les trouva toutes prêtes, et sortant de Séville prit le chemin de Madrid, avec sa première résolution, d’abhorrer plus que la mort toutes les femmes d’esprit, qui se fiant en leur savoir tâchent à tromper les hommes. Laissons-le aller jusques à ce que nous reparlions de lui, et retournons à Dona Béatrix, qui en recevant la lettre de D. Fadrique l’ouvrit, et y lut ces mots :

"L’Amour que j’ai témoigné avoir pour vous, Madame, n’a pas été avec le désir de me voir possesseur seulement de votre beauté, parce que j’ai encore bien plus fait état de votre honneur, et de votre réputation,

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comme vous l’ont assez témoigné ma retenue, et mon honnête procédé envers vous. Si vous y avez voulu prendre garde, je vous dirai pour réponse à votre lettre que je suis un peu scrupuleux, et je croirais ma conscience chargée, si j’étais cause que vous rompissiez un vœu que vous avez fait, de ne vous remarier qu’après trois ans de veuvage. Attendez, Madame, que cet autre an soit expiré, si ce n’est pour votre mari défunt, que ce soit au moins pour votre obscur, et infortuné galant, et nous traiterons avec le temps de ce que vous m’écriviez. Adieu. Le Ciel vous conserve."

Dona Béatrix pensa perdre l’esprit en lisant cette lettre, mais voyant que D. Fadrique était parti,

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comme sa servante l’en avait assurée, elle s’accorda avec un Cavalier, qu’on lui avait proposé, remédiant par le moyen d’un mari à la perte qu’elle avait fait de son vil amant. Enfin, D. Fadrique arriva à Madrid, et alla demeurer au quartier des Carmes, en la maison d’un sien oncle, qui se tenait là, y ayant une maison en propre. Ce Cavalier était fort riche, et avait pour unique héritier de son bien, un fils appelé Dom Juan, brave homme, et très bien fait de sa personne, qui outre sa bonne mine, avait l’esprit excellent, et était de fort belle humeur. Son père l’avait accordé avec une sienne cousine riche, et il différait l’accomplissement de ce mariage, jusques à ce que la fille fût en âge, car à peine avait-elle atteint

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dix ans. D. Fadrique prit une telle affection à ce Cavalier, qu’elle passait l’amitié de parent, car en peu de jours, ils se traitaient comme frères. D. Juan était fort mélancolique, à quoi Dom Fadrique prit garde, ce qui l’obligea à lui conter toutes les aventures, qui lui étaient arrivées, sans nommer personne par son nom, car ce n’est pas une véritable amitié quand deux amis se cèlent quelque chose l’un à l’autre. Partant, il le prie de lui dire le sujet qui le tenait si triste, ce qui était fort remarquable en une humeur gaie comme la sienne semblait être.

D. Juan qui ne souhaitait autre chose pour ressentir moins son mal que de le communiquer, répondit ainsi à son discours : "Mon cher ami

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tout ce que je vous puis dire sur ce sujet, c’est que j’aime avec passion une Dame de cette Cour, à qui son père a laissé en mourant beaucoup de bien, à condition qu’elle épouserait un sien cousin qui est aux Indes. Notre amour jusques ici ne s’est pas étendue plus avant qu’à une honnête conversation, remettant la récompense de mes soins, et de mes services quand son cousin sera arrivé, et qu’elle sera mariée, et ne voulant pas pour certains respects me favoriser plus tôt. Pour moi encore que je sois hors de pouvoir de jouir de la femme que mon père m’a choisie, ce m’est toutefois une chaîne qui me tient attaché pour ne pouvoir pas comme je voudrais disposer de moi-même. De vous vouloir peindre sa beauté, ce

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serait vouloir avec des paroles grossières, exagérer la brillante clarté du Soleil, parce qu’elle a outre les grâces du corps, l’esprit si excellent, et si parfait, qu’il n’y en a aucune en toute la Cour qui l’égale. Enfin Dona Anna, car c’est ainsi qu’elle s’appelle, est un miracle de notre âge, elle et Dona Riolante sa cousine, sont les deux sibilles d’Espagne toutes deux belles en perfection, et d’un esprit incomparable. En un mot ce que je vous en puis dire, c’est qu’il semble que le Ciel ait pris plaisir de répandre sur ces deux jeunes merveilles, tout ce qu’il avait d’esprit, de grâce, et de beauté, pour toutes les autres créatures du monde : on a dit à Dona Anna, que je galantise une Dame de cette Cour qui s’appelle Nise, parce que Dimanche

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dernier on me vit parler à elle à saint Ginez où elle va d’ordinaire, enfin jalouse et fort colère, elle me dit hier, que je demeurasse chez moi et que je ne la visse de ma vie, ni en sa maison ni ailleurs, et parce qu’elle sait que je brûle de jalousie, quand elle me parle de celui qu’elle attend pour être son époux, quoique je n’attende moi-même que sa venue, comme elle me l’a promis pour me voir possesseur de son amour, avec tout cela je ne saurais souffrir qu’elle tombe en la puissance d’un autre, elle me dit qu’elle n’adore que lui, et qu’elle attend son arrivée avec impatience, je lui ai écrit sur ce sujet pour me plaindre d’elle, à quoi elle m’a répondu de sorte que je n’ai pas beaucoup de sujet de me réjouir de sa réponse,

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m’accusant d’être volage, et me reprochant mon inconstance dans les caresses qu’elle s’imagine que je fais à Nise.

Cet ennemi-là n’est pas tant à craindre, que vous vous imaginez, lui répondit D. Fadrique, parce que si cette colère n’est fondée que sur la jalousie, et qu’elle vous le témoigne si ouvertement, c’est signe qu’elle est plus amoureuse qu’animée contre vous, et étant aussi belle et aussi spirituelle que vous me la figurez, vous faites mal de ne conserver pas cet amour, jusqu’à ce que vous en ayez tiré la récompense que vous me dites qu’elle vous a promise. Vous en connaîtrez davantage que je ne vous en ai dit, lui dit D. Juan, lorsque vous l’aurez vue, elle a un

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si prodigieux esprit que tous ceux qui la connaissent, l’appellent la Sibille d’Espagne. Je vous jure cher ami, lui répliqua D. Fadrique, que j’ai sujet de haïr plus que la mort les femmes qui ont tant d’esprit, j’en voudrais pouvoir trouver une qui ignorât toutes les choses du monde, et qui fût aussi sotte que vous m’exagérez celle-ci fine et spirituelle, pourvu qu’elle eût de la jeunesse et de la beauté, je vous proteste que ce serait la seule que je voudrais aimer et servir. Mais elles sont toutes si rusées et si subtiles, qu’il n’y a point d’homme qui n’y soit attrapé, elles savent toutes aimer, et tromper ; ainsi j’ai une telle appréhension de ces femmes si fort entendues, que je ne veux dorénavant brûler d’amour que pour une sotte.

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Je ne crois pas lui répondit D. Juan, que vous parliez à bon escient, ni que vous voulussiez faire ce que vous dites, il n’est pas croyable qu’un homme d’esprit puisse avoir jamais d’amour pour une ignorante, non pas seulement pour s’y affectionner tout de bon, mais pour souffrir seulement un quart d’heure son entretien. Il est très certain, que l’esprit est la viande de l’âme, pendant que les yeux s’arrêtent à considérer les beautés du corps, et tout ce qu’il voit en lui digne d’être aimé en sa maîtresse, il n’est pas juste que l’âme demeure oisive ni qu’une créature si pure et si raisonnable se repaisse de viande grossière, et s’entretienne de sottises et de choses ennuyeuses. Laissons pour cette heure cette dispute, répondit

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D. Fadrique, il y a bien des choses à dire là-dessus, et je sais ce que je dois faire. Allons répondre à la lettre de Dona Anna, quoique je pense que la meilleure réponse que vous lui puissiez faire, est de l’aller voir, parce qu’il n’y a rien qui charme davantage que la présence de la chose aimée, allons y ensemble je vous prie, car je veux voir si sa cousine me donnera dans la vue, pour m’entretenir avec elle le reste du temps que j’aurai à séjourner dans Madrid. Allons-y, dit Don Juan, car pour vous dire la vérité, c’est chose que je souhaite extrêmement ; mais prenez garde, que Dona Riolante n’est nullement sotte, et si les femmes entendues et avisées ne vous plaisent pas, vous n’avez que faire d’aller là : je m’accommoderai avec

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le temps, répondit D. Fadrique : ainsi de compagnie, ils furent voir les deux belles cousines, desquelles ils furent reçus avec beaucoup de civilité, quoi que Dona Anna témoignât d’être jalouse, et que pour cela elle feignît de n’être pas de trop bonne humeur. D. Juan n’eut pas beaucoup de peine à faire la paix avec elle. D. Fadrique vit Dona Riolante, qui lui sembla la plus belle Dame qu’il eût encore vue, la préférant même à Séraphine, et à Béatrix, elle faisait faire son portrait, chose qui est assez ordinaire à la Cour, et pour ce sujet elle s’était parée de sorte qu’il semblait qu’elle l’eût fait exprès, et qu’elle n’eût pris un habit si curieux, et si riche que pour charmer davantage les yeux de notre nouvel amant, elle

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avait une grand robe de satin noir toute couverte de paillettes, et de boutons d’or, un collier, et une ceinture de Diamants, et un cordon sur la Tête, qui tenait ses cheveux[,] des plus fins rubis, toutefois qui semblaient faux auprès des rubis naturels que l’on voyait briller sur ses lèvres. Dans son empressement D. Fadrique ne se put empêcher d’abord de louer sa grâce, et sa propreté, et de chercher des termes galants, et des paroles choisies. D. Riolante étant ravie de se voir louée de la sorte, un certain vermillon lui monta au visage, qui accrut encore sa beauté, de sorte qu’elle commença de voir ce Grenadin de bon œil, et D. Fadrique demeura d’abord si éperdument amoureux que cette passion le changea, et lui

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fit perdre l’aversion qu’il avait conçue contre les femmes d’esprit, ce qui l’obligea de dire à Dona Anna, que puisqu’elle avait un si brave Galant, il ne voulait pas aller sur les marches de son cousin, la suppliant de le vouloir mettre aux bonnes grâces de sa cousine, dont le mérite et la beauté le charmaient également. Je crois que j’aurai bien peu de peine, répondit Dona Anna, parce que ma cousine a assez d’esprit pour connaître ce que vous valez, il fut si chatouillé de ce discours obligeant, qu’il en perdit le souvenir de ce qui lui était arrivé avec ces deux Dames qu’il avait aimées. Plusieurs jours se passèrent en pareil entretien sans que leurs libéralités amoureuses s’étendirent plus avant qu’à la puissance de ce qu’ils

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se pouvaient accorder sans préjudice de leur honneur, et cette vertueuse retenue rendit D. Fadrique si amoureux, qu’il était quasi résolu de se marier, quoique Dona Riolante qui aimait passionnément la liberté dont elle jouissait alors, eût une cruelle aversion au Mariage. Il arriva un jour que comme les deux cousins se paraient pour aller voir les deux cousines, ils furent avertis par un messager que leurs maîtresses leur envoyèrent que le mari de Dona Anna, était arrivé si secrètement, qu’elles n’avaient eu aucun avis de son arrivée, dont elles étaient extrêmement étonnées, ne croyant pas qu’il fût venu de la sorte sans quelque pressante nécessité qui l’y avait obligé ; qu’il leur était très important jusqu’à

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ce qu’elles fussent assurées, de vivre avec toute sorte de retenue, et qu’ainsi elles les suppliaient, que s’armant de patience comme elles feraient de leur côté, non seulement ils n’allassent pas chez elles, mais qu’ils s’empêchassent de passer par la rue jusques à ce qu’ils eussent quelque autre avis de leur pays, cette nouvelle qu’ils reçurent avec douleur leur fut extraordinairement sensible, quand au bout de quatre jours, il apprirent comme Dona Anna était mariée, que son mari la tenait fort resserrée, qu’ayant 40 ans passés outre qu’il était fort jaloux de son naturel, il l'était encore par expérience ; ne souffrait l’abord de personne dans sa maison, et se défiait de toutes choses. De sorte

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qu’il était impossible de les voir à la fenêtre, ni qu’elles pussent seulement envoyer personne chez eux pour apprendre des nouvelles de leur santé, Dona Anna pour l’occupation où elle était avec son mari, et Dona Riolante pour ce qui se dira en son temps et lieu. Attendant un nouvel avis avec de grandes impatiences, Dom Juan et Dom Fadrique passèrent bien un mois en cette peine, entièrement désespérés, et voyant qu’elles ne témoignaient avoir aucune mémoire d’eux, ils résolurent de tout risquer, et de passer par leur rue pour tâcher de voir du moins quelqu’une de leurs servantes, si la vue des maîtresses leur était entièrement interdite : ils furent donc deux ou trois jours à se promener par là, durant lesquels

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ils virent entrer le mari de Dona Anna, et avec lui son frère qui était un jeune écolier fort bien fait, mais pour elles il ne leur fut pas possible de les voir, non pas une ombre seulement qui parût femme : ils virent bien quelques valets, mais comme ils n’étaient pas de leur intelligence, ils n’osèrent pas leur parler ; avec ces inquiétudes, ils se levaient dès le point du jour, et rôdaient une partie de la nuit ; mais toujours inutilement. Enfin un Dimanche de grand matin ils furent si heureux, qu’ils virent sortir une servante de Dona Riolante, qui allait à l’Église, Dom Juan courut aussitôt à elle pour lui parler, et elle avec mille appréhensions regardant de côté et d’autre pour voir s’il n’y avait personne qui la pût

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voir, après lui avoir conté la contrainte dans laquelle elles vivaient, et la jalouse humeur de leur maître, prenant une lettre que Dom Juan avait écrite pour la leur donner, quand elle trouverait occasion pour ce faire, elle s’en alla en la plus grande hâte du monde, et lui dit seulement qu’ils se trouvassent le lendemain à la rue, et qu’elle tâcherait de leur donner la réponse, elle donne cette lettre à sa maîtresse, qui l’ayant ouverte vit qu’elle contenait ces paroles :

"Je ressens beaucoup plus l’oubli que la jalousie, parce qu’en celle-là on peut trouver du remède, quand la volonté d’obliger dure toujours : si vous confessez encore quelque étincelle du feu que vous m’avez fait paraître, usez de votre pitié, si

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vous n’avez envie de mettre au désespoir un homme qui vous adore."

Les Dames ayant lu cette lettre, elles donnèrent la réponse à la même servante, qui comme elle vit les Cavaliers se promener par cette rue elle la leur jeta par la fenêtre, et l’ayant ouverte, ils lurent ces paroles :

"Le Maître est jaloux, et nouveau marié tant qu’il n’a pas encore eu le loisir de s’en repentir, ni de retrancher les soins qu’il apporte à la sûreté ; mais dans huit jours, il doit partir d’ici pour aller voir ses parents à Valladolid : alors nous payerons nos dettes, et donnerons des excuses de ce qu’on aura eu lieu de nous accuser de négligence."

Avec cette lettre, à laquelle les deux cousins donnèrent mille baisers en la

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respectant, comme si c’eût été un oracle, ils s’entretinrent quelques jours d’espérance, mais voyant après cela qu’on ne les avertissait de rien, comme on leur avait fait espérer, et qu’il n’y avait autre nouveauté en la maison de leurs maîtresses, parce qu’il était impossible de les voir ni en la rue, ni en la fenêtre, plus désespérés que s’ils n’eussent rien reçu, ils commencèrent à faire la ronde de jour et de nuit, en passant plusieurs fois dans cette fatale rue. Un jour que Dom Juan entrait dans l’Église des Carmes, il y vit entrer sa bien aimée Dona Anna, qui lui fut une vue fort nouvelle, et comme il vit qu’elle entrait en une Chapelle pour faire ses dévotions, il la suivit pas à pas et malgré un Écuyer qui la conduisait,

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il s’agenouilla à côté d’elle, après quelques plaintes, et quelques légères excuses, selon que le lieu où ils étaient le leur pouvait permettre, Dona Anna lui répondit, qu’encore que son mari les eût assurées, qu’il allait à Valladolid, il ne l’avait pas fait, et qu’elle ne trouvait aucun remède pour pouvoir être ensemble avec plus de loisir, si ce n’était qu’il vînt la trouver cette nuit même, qu’elle lui ouvrirait la porte ; Mais qu’il fallait qu’il vînt avec son ami Don Fadrique, et qu’il se couchât auprès de son mari en sa place, que pour n’être point découverts, il ne pouvait rencontrer une meilleure occasion, vu que depuis deux ou trois jours, ils étaient mal ensemble, et ne se parlaient point, et que quand il était

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au lit, il dormait si fort qu’il ne fallait pas craindre qu’il s’éveillât, outre qu’elle savait bien qu’il était si fort en colère contre elle, qu’il ne s’apercevrait jamais de sa fourbe, et qu’encore que sa cousine pouvait suppléer à ce défaut, il était impossible, vu qu’elle était si fort tourmentée d’un mal de mère [sic], qu’il fallait qu’elle fût la plupart de la nuit sur ses pieds, et qu’elle ne savait point d’autre moyen de satisfaire à son désir. Dom Juan à ce discours demeura tout confus : d’un côté il voyait bien qu’il avait besoin de ce remède, et d’autre part il craignait que Dom Fadrique ne voulût pas se mettre en ce danger.

Avec cette suspension, il s’en alla au logis, et après de grandes conjurations,

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et des exagérations fort pressantes qu’il lui devrait la vie ; il conta à son cousin ce que Dona Anna lui avait dit : à quoi Dom Fadrique, lui demanda s’il était fol, parce qu’il ne croyait pas s’il eût été en son bon sens, qu’il lui eût jamais proposé une telle extravagance : outre cela, le Grenadin lui disait, que Dona Anna lui faisait trop de grâce, et trop de faveur, de le vouloir faire coucher avec une si belle jeune fille, et dans cette dispute l’un suppliant et l’autre s’excusant, ils passèrent quelques heures fort incertains de ce qu’ils devaient devenir : enfin D. Fadrique voyant son ami tellement désespéré, qu’il était sur le point d’en perdre l’esprit de tristesse, l’aimant tendrement comme il faisait, il fut contraint

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de céder à sa prière, et d’aller occuper la place de Dona Anna au lieu de son mari. Sur cette résolution ils furent tous deux en sa maison ; comme ils arrivèrent à la porte, la Dame qui était inquiétée, ayant appris que D. Fadrique, était demeuré d’accord de satisfaire à la prière de son ami, elle commanda qu’on leur ouvrît, et comme ils furent entrés en une salle avant que d’arriver en l’appartement où était le lit de son mari, Dona Anna dit à D. Fadrique qu’il se dépouillât à quoi il obéit à regret et étant en chemise, la chambre étant sans aucune lumière, elle le mit dedans et l’ayant conduit jusqu’au lit, fort contente, elle s’alla coucher dans une autre chambre avec son amant.

Laissons-les là, et retournons à

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Don Fadrique qui se vit couché à côté d’un homme, dont il offensait l’honneur, lui en occupant la place de sa femme, et son cousin jouissant d’elle à plaisir. Jugez en quelle inquiétude il pouvait être, pensant et repensant à ce que telle hardiesse pouvait produire, s’il venait à être découvert, il fut toute la nuit en telle appréhension, qu’il eût voulu avoir donné tout son bien, et ne s’être jamais mis en un tel péril, et d’autant plus que le mari offensé qui soupirait en rêvant, se tourna tout à coup du côté où il croyait que sa femme était couchée, et lui jetant un de ses bras au col témoignait de vouloir s’approcher d’elle. Quoi qu’il fît cette action en dormant, et qu’il ne passât pas outre,

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Don Fadrique qui était fort éloigné du sommeil, ne laissait pas de se trouver en d’étranges appréhensions se voyant en un péril si évident, il prit tout doucement le bras de cet homme endormi et l’éloignant de soi se retira sur le bord du lit, n’accusant autre que soi-même, de s’être mis en une occasion si dangereuse, pour vouloir favoriser le caprice de deux indiscrets amants. À peine se vit-il libre de ce péril, quand ce mari trompé étendant ses pieds, les joignit à ceux de ce craintif Cavalier, qui crut en chacune de ces actions que sa mort était certaine. De sorte que l’un tâchant de s’approcher, et l’autre de se reculer, la nuit se passa, tant que le jour commençait à se montrer, par la fenêtre des portes, cela le

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mettant en une plus grand peine, que tout le reste, voyant qu’en vain il avait évité la nuit ces appréhensions, si le jour arrivait devant que Dona Anna vint pour le tirer de là, et considérant qu’il ne lui importait pas moins que de la vie d’en sortir, il se leva le plus doucement qu’il pût, et en tâtonnant il arriva jusqu’à la porte, laquelle comme il tâchait de vouloir ouvrir, il rencontra Dona Anna qui le venait quérir, et comme elle le vit en cet état, elle lui dit à haute voix : "Où allez-vous si vite, Seigneur D. Fadrique ?"

À quoi il répondit tout bas : "Ah, Madame, et comment ne songez-vous point au péril où vous m’avez mis ? Laissez-moi promptement sortir, je vous prie, car si votre mari s’éveille, nous courons grand risque tous

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deux." "Comment sortir ? répliqua la Dame rusée, parlant tout haut, et en sorte qu’elle pouvait être fort facilement entendue, je proteste que je veux que mon mari voie avec qui il a dormi cette nuit, afin qu’il connaisse que ses jalousies sont très mal fondées, et en disant cela, quoi que D. Fadrique avec de très grands efforts fît tout ce qu’il pût pour l’en empêcher, troublé comme il était, et que la chambre était fort petite en ouvrant une fenêtre, et tirant les rideaux du lit, voyez (dit-elle) mon mari avec qui vous avez passé la nuit." Dom Fadrique jeta les yeux sur la personne qui était couchée dans le lit, et au lieu de voir le visage barbu du mari de Dona Anna, il vit le très beau visage de Dona Riolante

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parce que le mari de Dona Anna était parti pour faire son voyage, il y avait quatre ou cinq jours. Cette belle Dame paraissait telle à l’aube du jour que l’aurore même quand elle vient le matin ouvrir les rideaux du lit du soleil, pour semer les perles sur les fleurs.

Dom Fadrique demeura si confus de la fourbe que les deux cousines lui avaient faite, qu’il n’avait pas le mot à dire, voyant qu’elles se moquaient toutes deux de lui, Dona Riolante contant les appréhensions qu’elle lui avait exprès données : mais comme le Grenadin eut repris ses esprits, Dona Riolante ne le voulant pas laisser languir davantage en l’attente d’un bien qu’elle lui avait fait espérer, et Dona Anna favorisant enfin sa passion,

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il cueillit le fruit des fleurs qu’il avait semées, jouissant de toutes les faveurs, qu’il espérait de sa maîtresse, non pas seulement durant que le mari de Dona Anna fût absent, lequel fut arrêté en Cour pour des procès plus longtemps qu’il ne pensait l’être, mais même depuis qu’il fut de retour, car par le moyen d’une servante, qu’à force de présents D. Fadrique avait obligée, il venait la plupart des nuits coucher avec elle, ce qui donnait de l’envie à son cousin Don Juan, car comme il ne pouvait à cause de la présence du mari jouir de Dona Anna, il était jaloux du bonheur de Dom Fadrique ; quelques mois s’étant passés dans ces douceurs, avec les plus grands témoignages d’amour qui se puissent dire, enfin il

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désira d’en faire sa femme, mais il la trouva toujours fort éloignée du mariage, et toutes les fois qu’il ouvrait la bouche pour lui en faire la proposition, elle rompait toujours le discours avec des excuses colorées qui paraissaient assez vraisemblables.

Au bout de ce temps-là, lorsque D. Fadrique y songeait le moins, Dona Riolante commença de se refroidir en son amour tant qu’elle faisait ce qu’elle pouvoit pour ne le voir pas si souvent, et lui jaloux attribuant ce changement à quelque nouvelle affection, se désespérait de se voir déchu de cette gloire, pendant qu’il croyait être au plus haut point de sa félicité, il suborna par présents, et caresses avec quantité de promesses, une de ses

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servantes à qui elle se fiait le plus, et sut enfin ce qu’il eût voulu ne point savoir : la servante gagnée lui dit qu’il feignît d’être malade, et qu’il fît entendre à sa maîtresse qu’il était au lit, afin que ne l’attendant point, elle ne fût pas dans l’appréhension de se voir surprise, qu’il vînt cette nuit-là même, qu’elle laisserait la porte ouverte, et que par ce moyen il verrait tout ce qui se passait à son préjudice. Cela se pouvait fort facilement, parce que Dona Riolante sitôt que sa cousine fut mariée se retira dans une chambre à part, où elle était sans aucune crainte que son mari la surprît : car outre que son humeur lui était insupportable, et qu’elle le voyait très rarement, elle l’avait accoutumé à la liberté dont elle voulait

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jouir, quoi qu’elle eût une porte qui répondait à leur appartement, par le moyen de laquelle elles se voyaient librement, et mangeaient d’ordinaire ensemble, étant comme elle était de fort bonne compagnie : elle ne se servait pourtant de cette porte que pour aller vers eux, et eux ne venaient pas jamais chez elle.

La feintise de D. Fadrique lui servit bien à point, parce que Riolante crut sa servante et ayant lieu de refuser à Dom Fadrique ce qu’elle lui accordait quand elle en avait la commodité, elle se retira de meilleure heure que de coutume. Le fait est que le frère du mari de Dona Anna, comme il était la plupart du temps avec lui, et sa belle-sœur, voyant souvent Riolante avec eux il prit insensiblement de l’amour

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pour elle, et peu après lui fit connaître sa passion, d’abord elle rejeta ses vœux, parce qu’elle se sentait obligée à l’amour de Dom Fadrique, mais soit qu’elle s’en fût lassée, ou qu’elle fût aussi satisfaite des joyaux et des présents de son nouvel amant qu’elle le fut de sa bonne mine, elle secoua le joug aux obligations qu’elle avait à son premier amant, qui fut cause qu’elle le priva entièrement de l’heur de la voir ; comme il lui sembla donc qu’à cause de la prétendue indisposition de Dom Fadrique, elle était cette nuit en sûreté, elle avertit son amant, et lui ayant fait savoir comme il avait déjà fait autrefois, qu’il demeurerait à coucher au logis de son frère, il vint à point nommé pour jouir de l’occasion, mais

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comme Dom Fadrique trouva la porte ouverte, et que son impatience ne lui permettait pas d’attendre davantage, oyant parler il entra dans la chambre, et en entrant il trouva la Dame déjà couchée, et le jeune homme qui se déshabillait pour en faire autant. Dom Fadrique ne put si bien retenir sa colère qu’il n’entrât avec résolution de rouer ce galant de coups, pour ne souiller point son Épée dans le sang d’un homme si jeune ; mais lui qui le vit entrer en colère, et si résolu, se voyant tout nu et sans épée, prit en sa main un de ses souliers, et se couvrit de l’autre. Le Grenadin s’imagina dans son trouble que ce soulier était un pistolet, il ne perdit pas cœur toutefois, et cria au jeune homme d’un ton de brave, que s’il ne se retirait promptement, il le tuerait, ce qui fit qu’il gagna la porte, et un peu après la rue. Riolante déjà fort résolu de perdre l’amitié de D. Fadrique, le voyant en colère regardant la porte par où était sorti son rival, ne se pût empêcher de rire, se souvenant de la bévue du soulier, mais le Grenadin plus offensé de cela que de toute le reste, céda enfin à sa passion, et ne se pût si bien commander, qu’il ne se jetât sur Riolante, et qu’il ne lui donnât deux beaux soufflets. Elle lui dit qu’il s’en allât tout à l’heure, ou qu’elle appellerait son beau-frère, et qu’il lui en coûterait cher : lui qui se souciait peu de ses menaces, sentit augmenter sa colère, dont

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il fut si fort transporté, qu’il la prit aux cheveux, la traînant inhumainement contre terre : elle se mit à crier, à ces cris Dona Anna, et son mari se levèrent et vinrent en diligence à la porte qui répondait à celle de sa chambre.

D. Fadrique craignant d’être découvert, et qu’il ne fût là surpris par la justice, devant laquelle on le pourrait accuser de ce qu’on voudrait, sortit promptement de ce logis, et arrivant à celui de D. Juan qui était celui de sa demeure, il lui conta ce qui lui était arrivé, et prit résolution sur le champ de s’en aller en Sicile, où il sut que le Duc d’Ossonne allait en qualité de Vice-Roi, et s’accommodant avec lui pour le passage, il partit dans 4 jours, laissant D. Juan fort triste

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de l’accident bizarre qui lui causait la perte d’un si bon ami. D. Fadrique arriva à Naples, et quoi qu’il fût sorti d’Espagne avec dessein d’aller en Sicile, la beauté de la ville de Naples l’obligea à faire quelque séjour, et là il lui arriva mille aventures qui le confirmèrent encore davantage dans l’opinion qu’il avait assez justement conçue, que les femmes d’esprit étaient le fléau des hommes, et qu’elles étaient capables de tout perdre par leurs ruses, et subtilités. Qu’il demeure dans cette croyance tant qu’il lui plaira, vous verrez par la fin de cette histoire qu’il sera contraint de croire tout le contraire.

Étant à Naples il fit une autre maîtresse qui était femme mariée, et qui fit pour l’amour de lui une

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infinité de frasques à son mari. De Naples il passa à Rome où il eut une amitié avec une autre qui tua son mari pour l’amour de lui, une nuit, et l’ayant mis dans un sac, le porta sur son dos, et le jeta dans la rivière. Il passa douze ou quinze ans à vivre de cette manière en divers endroits du monde comme un vagabond. Enfin se trouvant lassé de courir, et manquant d’argent et de correspondances, puisqu’à peine en avait-il pour retourner en Espagne, il se mit en chemin, et s’étant débarqué à Barcelone après s’y être reposé quelques jours, il fit compte avec sa bourse, et loua une Mule pour retourner à Grenade car il n’avait pas seulement de quoi emmener un valet avec lui. Partant de là un jour de grand matin

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au mois d’Août pour jouir du frais après avoir cheminé environ 4 lieues, il passa sur les 9 heures du matin par une belle maison de plaisir qui appartenait à un Duc de Catalogne, marié depuis peu avec une très belle Dame Valencienne, qui s’était retirée dans ce désert agréable, où il y avait beaucoup d’ombre, et de fraîcheur. Comme Dom Fadrique passait par le pied de ce château avec résolution d’aller dîner à un bourg qui était à deux lieues de là, où il faisait état de laisser passer la chaleur du jour, qui était fort grande, la belle Duchesse étant en un balcon de son logis, vit passer le Cavaliet qui allait fort vite ; comme elle eut prit garde à sa bonne mine, elle commanda à un de ses valets d’aller

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après lui pour lui dire qu’elle l’appelait. Comme D. Fadrique reçut ce message, et qu’il avait toujours fait profession d’être fort civil, et principalement envers les Dames, il ne manqua pas d’obéir, et de retourner sur ses pas avec curiosité de savoir ce qu’une si belle Dame lui commandait.

Comme il se vit en sa présence, il l’aborda avec tout le respect que sa condition, et son mérite le requéraient, admirant dans une si parfaite beauté, une mine si majestueuse et si relevée, elle le fit asseoir auprès d’elle, et lui demanda avec beaucoup de douceur, et de courtoisie de quel part il était, et pourquoi il allait si vite, que s’il avait agréable de satisfaire sa curiosité, et de lui faire part de ses aventures,

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ils auraient pour s’entretenir, parce que le Duc son mari était parti dès le matin pour aller à la chasse, et ne reviendrait que bien tard. D. Fadrique qui était homme d’esprit, ne se troubla point, il lui dit quel il était, et n’oublia rien de ce qui lui était arrivé à Grenade, à Séville, à Madrid, à Naples, et à Rome, avec les autres succès de sa vie, et finit son discours en lui disant que le manque d’argent, et la fatigue de ses longs voyages l’obligeaient enfin à s’en retourner en son pays en résolution de s’y marier s’il trouvait une femme qui fût son gré, et qui eût toutes les qualités qu’il jugeait lui être nécessaires. "Comment faut-il qu’elle soit, répondit la Duchesse, pour être tout à fait à votre gré ?"

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"Madame, lui répondit-il, je suis Gentilhomme comme je vous ai déjà dit, et j’ai assez de bien pour vivre en homme d’honneur, le reste de mes jours, et ainsi quand la femme que je me résoudrais à prendre ne serait pas riche, j’ai suffisamment tout ce qui m’est nécessaire pour elle et pour moi. Ainsi je ne m’en soucierai pas trop, pourvu qu’elle soit belle et bien née. Ce qui me plaît le plus aux femmes, c’est la vertu, c’est surtout ce que je tâche de trouver, car pour les biens de fortune, Dieu les donne, et Dieu les ôte, mais la vertu demeure toujours." "Enfin, lui dit la duchesse, si vous trouviez une femme noble, belle, vertueuse, et avec beaucoup d’esprit, vous vous rangeriez volontiers au joug de Mariage." "Je vous assure,

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Madame lui dit D. Fadrique, que je reviens si confus, et si étonné de l’esprit des femmes habiles, que je me laisserais captiver bien plus volontiers, par une sotte, encore qu’elle fût laide que par toutes les autres qualités que vous me marquez : à mon avis une femme n’a besoin d’autre chose, que de savoir aimer son mari, garder son honneur, et nourrir ses enfants, toutes les autres qualités sont superflues en elles."

"Et comment, lui répondit la Duchesse, voulez-vous qu’une femme sache, en quoi consiste l’honnêteté si elle ne sait pas ce que c’est d’être honnête ? Ne savez-vous pas que le sot pèche, et qu’il ne sait pas en quoi ? Une personne d’esprit sait éviter les pièges où la

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sotte tombe par imbécillité, et par imprudence. Je trouve votre maxime fort mauvaise, car en effet une femme avisée trouve en sa sagesse un frein bien puissant pour se retenir aux occasions, et pour ne s’oublier jamais de son devoir, et je suis assurée que quelque jour vous vous ressouviendrez de ce que je vous dis ; mais laissant cela à part je me suis si affectionnée à votre bonne mine, et à votre bel esprit que j’ai résolu de faire pour vous, ce que je n’ai jamais fait pour personne : vous ne partirez point d’ici sans dîner avec moi, et j’ai dessein encore de vous obliger plus avant." ce disant, elle l’emmena dans sa chambre, ils dînèrent ensemble, et comme il se vit si proprement et si délicatement servi en la compagnie

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d’une si belle et si grande Princesses, il fut encore plus étonné de cette aventure que de tous les autres succès qui lui étaient arrivés : après avoir dîné, et joué quelque temps ensemble, la solitude, et la chaleur du temps, les obligeant à dormir, ils se couchèrent ensemble, et la Duchesse lui permit toutes les privautés qu’elle ne pouvait refuser à son mari. Dom Fadrique demeura si amoureux de la grâce, de la beauté, et des gentillesses, de la belle Duchesse, et beaucoup plus encore de la faveur qu’il avait reçu d’elle, que de bon cœur il se fût résolu de demeurer en ce lieu tout le reste de sa vie, s’il l’eût pu faire avec bienséance.

Il commençait à faire nuit, quand une de ses femmes entra pour lui [page 96] dire, que le Duc son mari était arrivé si secrètement que jusqu’à ce qu’il fut entré dans le logis, personne n’en avait rien su, et qu’il montait l’escalier, la Duchesse ne trouva point d’autre remède, que de renfermer son galant, dans un petit Cabinet doré, qui était dans la même chambre, où elle gardait ses eaux de senteur, et l’ayant mis dedans, elle se remit dans son lit, le Duc entra qui était homme âgé pour le moins de cinquante ans, et comme il la vit au lit, avec beaucoup de caresses qu’il lui fit, il lui en demanda la cause. La belle Dame lui répondit qu’il n’y en avait point d’autre, sinon qu’elle avait voulu passer la chaleur du jour avec plus de repos, et de silence, et qu’elle s’était si bien laissée aller à la

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paresse qu’elle ne s’était point voulue habiller. Le Duc qui venait affamé commanda qu’on lui apportât à souper au lieu où ils étaient, et après avoir soupé à loisir et avec beaucoup de contentement, la Duchesse qui désirait lui faire une fourberie, à quoi pensez-vous mon ami, lui dit-elle, que je m’amusais ici dans le lit avant que vous arrivassiez ? Je n’en sais rien Madame, lui dit le Duc, et je l’apprendrai si vous me le dites. Je songeais, dit-elle, à ce que l’on dit communément, que le fer est le cinquième élément des hommes, et véritablement je le trouve aussi utile à la vie humaine pour le moins, qu’aucun des quatre autres, et partant je songeais à conter toutes les choses à quoi le fer peut, je ne dis

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pas servir, car il n’y a chose sous le Ciel à quoi il ne serve, mais seulement à celles où il est effectivement nécessaire, et je gagerai quelque fin, et subtil que vous soyez, que vous ne sauriez me dire, toutes les choses auxquelles il est employé, que vous n’en oubliez quelqu’une : enfin la dispute fut si grande entre eux, qu’il gagèrent cent pistoles, le Duc prenant une plume et du papier commença à faire un ample mémoire de toutes les choses à quoi le fer peut servir, et l’heur fut si grand pour la Duchesse qu’il ne se souvint jamais des clefs qui ne se peuvent faire sans fer.

La Duchesse voyant qu’il l’avait oublié, et que le Duc affirmait qu’il ne savait plus rien à quoi le fer put servir, quoi qu’elle lui répétât

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assez souvent qu’il prît bien garde, et comme il attestait qu’il ne savait autre chose, elle fut bien aise, et mettant la main sur son papier, elle lui dit : « Or Monsieur, il faut en attendant qu’il vous en souvienne, que je vous fasse une petite histoire qui m’est arrivée durant que vous étiez absent, la plus plaisante que vous ayez ouïe de votre vie : comme j’étais à cette fenêtre il est passé en la rue un Gentilhomme étranger, bien fait, et de bonne mine, qui allait si vite, qu’il ma donné envie de parler à lui. Je l’ai fait appeler, et étant venu, je lui ai demandé d’où il était, il m’a dit qu’il était de Grenade, et qu’il était sorti de son pays pour un accident qui lui était arrivé, qu’elle lui conta ainsi que Dom Fadrique

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lui avait dit, et tout ce qui lui était arrivé aux pays où il était allé, et m’a fini son discours, en me disant qu’il allait se marier en son pays, s’il pouvait trouver un femme sotte, tant il était dégoûté des femmes d’esprit pour les frasques qu’elles lui avaient jouées ; "après avoir en vain tâché de lui ôter cette opinion de l’esprit, et lui de m’avoir donné des causes suffisantes pour prouver son dire, ma foi Monsieur, il m’a tellement plu, que je l’ai fait dîner avec moi, et nous avons couché ensemble dans ce lit ici, et comme on m’est venu dire, que vous veniez, je l’ai mis tout déshabillé qu’il était, en ce petit Cabinet où je mets mes eaux de senteur, et l’ai enfermé." Le Duc extrêmement surpris,

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et en colère commença de fulminer et en demandant promptement les clefs à quoi la Duchesse en riant lui dit : "Tout beau, Monsieur, tout beau ! C’est ce que vous avez oublié de dire touchant les choses où le fer est nécessaire, car si vous aviez pensé autre chose, ce serait à vous une ignorance très grossière de croire qu’il y eût un homme à qui il fût arrivé telle fortune, et qu’il y eût une femme au monde assez sotte, et assez hardie pour tenir de semblables discours à son mari : si cela était vrai pensez-vous par votre foi que j’eusse été assez simple, et assez innocente pour vous le dire quand rien ne m’obligeait à en parler. Vous avouerez que vous êtes attrapé à ce coup, et que je n’ai supposé ce conte qu’afin que vous

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vous souveniez que dans le dénombrement que vous avez fait des choses, à quoi le fer pouvait servir, vous avez oublié les clefs : cela étant vous avez perdu. Faites-moi donc donner l’argent afin que je l’emploie demain en un bel habit, que je tire avantage de ce qui vous a donné de la crainte, et qu’on voie que la subtilité qui a fait paraître mon esprit, aide encore à l’ornement de ma personne."

"Y a-t-il subtilité au monde pareille ? répondit le Duc. Il faut avouer que vous autres femmes en savez plus que le diable. Voyez je vous prie par quelle finesse elle m’a averti de mon manquement, je confesse que j’ai perdu." Et faisait appeler son Trésorier lui commanda qu’il donnât promptement cent pistoles

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à la Duchesse. Après cela il sortit du logis pour voir quelques-uns de ses vassaux qui l’attendaient, et qui avaient affaire à lui, alors la Duchesse, tirant Dom Fadrique du lieu où il était enfermé qui tremblait de peur, pour la téméraire folie de la Duchesse, elle lui donna les cent pistoles qu’elle avait gagnées, et cent autres qui étaient à elle, et une chaîne d’or avec son portrait qui valait bien trois cent écus, et l’embrassa tendrement, le pria de lui écrire. Elle le fit sortir par une petite porte cachée, qui répondait à la rue, et jamais prisonnier ne fut si ravi de sa liberté, qu’il le parût de la sienne après les appréhensions qu’on lui avait données, il fit cent signes de Croix, et ne pouvait assez admirer la bizarrerie

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d’un accident si étrange, il était déjà bien tard ; mais il ne voulut pas passer la nuit en un lieu où commandait une si dangereuse femme. Il alla coucher à 2 lieues de là, où il avait fait dessein d’aller dîner si cette bonne fortune ne lui fût pas arrivée.

Il admirait toujours en s’en allant la subtilité, et la hardiesse de la Duchesse avec la bonne et facile humeur de son mari, et disait en lui-même : "Je dis bien vrai quand je soutiens que le bon esprit des femmes, est cause de leur perte, si celle-ci n’eût eu grande confiance au sien, et n’eût su démêler sa subtilité, et sa ruse aussi habilement qu’elle a fait, elle ne se fût jamais enhardie d’offenser si visiblement son mari, et de lui rompre si effrontément

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en visière. Si je puis je me délivrerai de leurs fourberies ou en ne me mariant jamais, ou en cherchant une femme si simple, et si innocente, qu’elle ne sache ce que c’est d’aimer, ni de haïr, ni connaître de quelle couleur est la finesse, et la tromperie". Avec ces pensées, il s’entretint jusqu’à Madrid, où il vit son cousin Dom Juan héritier par la mort de son père, et marié avec sa cousine, duquel il apprit que Dona Anna s’en était allée aux Indes avec son mari. Il partit de Madrid pour aller à Grenade, où il fut reçu comme un de ses principaux habitants, il fut à la maison de sa tante, de laquelle ayant été reçu avec mille caresses, il sut tout ce qui s’était passé, en

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son absence, comme Dona Séraphina était Religieuse qui menait une vie pénitente et exemplaire, tant que chacun la tenait pour une sainte, et la mort de Dom Vincent de mélancolie de la voir Religieuse après avoir paru fort repentant du mépris qu’il avait fait d’elle, il avait bien fait tous ses efforts pour la tirer du Couvent, afin de se marier avec elle ; mais la voyant résolue à faire profession, la mélancolie le saisit au cœur, et le pourpre qui lui vint lui aida à payer enfin de sa vie, l’ingratitude dont il avait usé envers Séraphine. Ensuite Dom Fadrique apprit que Dona Gracia cette jeune fille qu’il avait laissée entre les mains de sa tante suivant la promesse qu’elle lui avait faite, était entrée dans un

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Monastère dès qu’elle eût atteint l’âge de trois ans, et qu’elle en pouvait avoir pour lors environ seize. Il la fut voir le jour suivant accompagné de sa tante, il vit en elle la vraie image d’un Ange, mais il la trouva aussi simple et aussi innocente qu’elle était belle : d’abord cette figure lui plut, il la considéra comme une belle statue, elle lui parut un corps sans âme, et sans aucun raisonnement, et ne laissa pas de l’aimer, il avait certainement raison d’être surpris de cette rencontre, et de voir qu’une fille nourrie, et élevée avec des Religieuses qui n’ignorent rien, fût aussi stupide qu’elle était, enfin par son discours, et par son entretien, Dom Fadrique connut qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait, la beauté et la

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bonne grâce de Dona Gracia lui plurent infiniment, et d’autant plus qu’elle ressemblait à Séraphine sa mère, qu’il avait tendrement aimée. Il communiqua sa passion à sa tante qui désabusée de son opinion, parce qu’elle avait cru qu’elle était sa fille, approuva son élection. Dom Fadrique qui avait plus qu’il ne lui fallait de bien pour lui et pour elle, la prit donc pour sa femme, et elle reçut ce bonheur, sans le considérer, parce qu’elle ne savait ce que c’était, ni de contentement, ni de tristesse, à cause que naturellement elle était sotte et impertinente, qui était certes un grand défaut pour une telle beauté, mais on la désirait ainsi. Dom Fadrique donna ordre pour le jour ses noces, fit faire de très beaux, et de

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très magnifiques habits à sa femme, l’orna de riches joyaux, et fit accommoder pour sa demeure la maison de son père, dont il avait hérité, ne voulant pas que la femme demeurât avec sa Tante, de peur qu’elle ne cultivât cette jeune plante, et ne lui communiquât à la longue ce qu’elle avait de bon dans l’esprit, elle reçut des servantes selon la qualité, et son mari lui chercha les plus ignorantes, et les moins malicieuses, ne pouvant perdre l’opinion que le trop de savoir perd les femmes, et pour moi je ne juge pas qu’il eût un sens bien rassis d’avoir une telle croyance.

La jour de la noce arriva : Dona Gracia sortit du Couvent, sa beauté donna de l’admiration à tous ceux qui la virent, mais il ne furent pas

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moins étonnés de voir en elle tant de simplicité et d’innocence. La noce se solennisa avec un magnifique festin, où se trouvèrent tous les plus qualifiés de la ville, parce que le mari le méritait. Le jour se passa plus vite que la mariée n’eût désiré, parce qu’il lui fâchait fort de quitter ses beaux habits, et ses joyaux, tant elle était sotte. Dom Fadrique congédia toute la compagnie, ne demeurant rien que ses domestiques, et fermant les portes commanda à tous ses gens de se retirer, demeurant seul avec Dona Gracia déchargée de ses joyaux, et n’ayant que sa simple jupe sur elle : il voulut d’abord plus sot encore et plus simple qu’elle, faire preuve de son ignorance. Il entra donc dans son appartement, où était son lit

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et s’asseyant dessus, il la pria d’écouter quelques paroles qu’il avait à lui dire, qui furent telles, ou autres aussi sottes et impertinentes. "Madame, vous êtes ma femme, dont je rends mille grâces au Ciel, et afin que nous vivions dorénavant bien ensemble, il faut que vous fassiez ce que je vous dirai. Et vous en userez toujours de même, premièrement afin que vous n’offensiez pas Dieu, et secondement que vous ne me fâchiez pas." À quoi répondit Dona Gracia avec beaucoup d’humilité, qu’elle le ferait, de tout son pouvoir. "Savez-vous répliqua Dom Fadrique, quelle est la vie des mariés ?" "Non Monsieur, répondit Dona Gracia, mais dites-le moi, et je l’apprendrai comme l’Ave Maria." Dom Fadrique fort

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content de sa simplicité, tira une paire d’armes dorées, dont il s’était muni pour cet effet, et comme elles lui étaient propres, il les appliqua sur elle, et lui ayant mis le Casque en tête, il mit aussi ses belles mains dans les Gantelets de fer, et lui ayant donné une lance, il lui dit que la vie des mariés était, que durant qu’il dormait, il fallait qu’elle veillât, et qu’elle empêchât qu’on ne troublât son repos, se promenant par la chambre en cet équipage.

Elle se montra si belle habillée de cette sorte qu’on eût été ravie de la voir, parce que la beauté et gentillesse du corps avaient suppléé au défaut de l’entendement. Elle ressemblait avec son morion sur ses beaux et frisés cheveux, le

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vrai portrait de la Déesse Pallas, étant de la façon armée, comme je vous dis. Il lui commanda de veiller pendant qu’il dormait, ce qu’il fit avec grand repos, et ne s’éveilla qu’environ sur les cinq heures du matin. Il se lève à cette heure-là, et après s’être habillé, il prit Dona Gracia en ses bras, la dépouilla avec beaucoup de tendresse, la met dans le lit, lui disant qu’elle dormît, et qu’elle se reposât, et donnant ordre aux servantes de ne l’éveiller qu’à onze heures, il alla donner ordre à ses affaires qui ne lui manquaient pas.

Il passa de cette façon-là, huit ou dix jours de temps, ne donnant à entendre autre chose à Dona Gracia, qui comme innocente qu’elle était, croyait que toutes les femmes

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mariées faisaient la même chose. Il arriva là-dessus que quelques désordres arrivèrent entre les habitants de Grenade, et pour les mettre d’accord, le souverain Conseil de la ville ordonna, que Dom Fadrique prendrait à l’heure même la poste pour aller trouver le Roi, l’excuse d’être nouveau marié ne l’en dispensant point, parce qu’ayant demeuré longtemps à la Cour, on savait qu’il y avait quantité d’amis, et qu’il pourrait mieux venir à bout de cette affaire, qu’aucun autre. Cet ordre le pressa si fort que tout le loisir qu’il eut, fut d’aller chez lui prendre un habit de campagne, et monter à cheval, disant à sa femme, qu’elle prît garde à elle, et que la vie des mariés était telle, qu’elle devait faire la

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même chose en son absence qu’elle avait fait en sa présence, qu’elle songeât au péché qu’elle commettrait si elle manquait à ce devoir qui était absolument de l’essence du mariage, ce qu’elle lui promit de la garder fort ponctuellement, avec quoi Dom Fadrique partit le plus content du monde, et comme à la Cour les affaires ne se dépêchèrent pas si tôt, comme on s’imagine, et qu’on y est souvent bien plus qu’on ne pense, non pas seulement des jours, mais des mois entiers, l’affaire pour laquelle il y était allé, l’arrêta fort longtemps.

Comme la simplicité de Don Gracia l’obligeait à garder exactement l’ordre que lui avait prescrit son mari, il arriva à Grenade un Cavalier de Cordoue, qui n’était

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point du tout sot, ni de mauvaise mine, pour un procès qu’il avait en la Royale Chancellerie, qui se promenant par la ville aux heures que ses affaires ne l’empêchaient pas de se divertir, il vit Dona Gracia en un Balcon de son logis, où la plupart des après-dînées elle faisait son travail, et il fut si charmé de cette vue que je n’ai pas de paroles suffisantes pour l’exprimer. Ainsi, captif de cette rare beauté, il se promenait souvent par la rue, et Dona Gracia, comme ignorante de cette prétention, n’y prenait garde en façon quelconque, comme celle qui ne savait ce que c’était que d’amour, qui ignorait la galanterie, et connaissait aussi peu la correspondance, de quoi, le Cordouan extrêmement affligé, était triste au

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dernier point. Enfin, une des voisine de Dona Gracia, qui était de fort bonne humeur, observa la contenance du galant, et le voyant passer et repasser dans la rue, connut enfin aisément l’amour qu’il avait pour la jeune mariée, ce qui l’obligea à l’appeler un jour, et ayant appris de lui que son soupçon était vrai, elle lui promit de la solliciter en sa faveur, comme les Espagnoles ne sont aucunement scrupuleuses de rendre ces bons offices à tout le monde, et en ce pays-là principalement, on ne manque jamais de pareilles femmes qui sont ravies de tendre des pièges à la pudicité d’autrui.

Cette femme ne manqua donc pas d’aller voir Dona Gracia, et après avoir exagéré sa beauté, avec

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mille louanges, qui est la première batterie, avec laquelle on attaque la simplicité ses femmes, elle lui dit comme ce Cavalier qui passait souvent par la rue, l’aimait et l’estimait beaucoup, et qu’il avait tous les désirs du monde de la servir. "Je l’en remercie de tout mon cœur, lui répondit Gracie, et lui sais très bon gré, mais pour le présent, j’ai grande quantité de serviteurs, et plus que je n’ai de besoin, et jusqu’à ce que quelqu’un s’en aille, je ne pourrai pas le recevoir, mais s’il veut que j’en écrive à mon mari, il le prendra peut-être pour l’amour de moi." "Ah non, Madame, dit la fine confidente, connaissant son ignorance, et sa simplicité, ce n’est pas de cette façon-là qu’il vous veut servir, c’est un Gentilhomme

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de condition, et fort riche qui ne veut servir que vous, d’autre façon que vous ne pensez, mais vous servir de tout son bien, et si vous lui voulez commander qu’il vous envoie quelque régal, ou quelque joyau, il le fera de cœur et d’affection." "Ah Madame, lui répondit Dona Gracia, j’en ai tant de toutes les façons que je ne sais où les mettre." "Si cela est, lui dit cette bonne Dame, que vous ne vouliez pas qu’il vous envoie rien, donnez-lui pour le moins congé de vous venir visiter, car c’est chose qu’il désire avec passion." "Qu’il vienne quand il lui plaira, répondit Gracie, qui est ce qui l’en empêche. Mais Madame, répliqua l’autre, ne voyez-vous pas que si vos serviteurs le voient venir, ils en pourront médire ?" "Si cela

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est, dit Dona Gracia, tenez voilà la clef de la fausse porte du jardin, et de toutes celles de la maison, car on m’a dit que c’est un passe-partout. Portez-lui, et lui dites qu’il vienne cette nuit, car je fais retirer mes gens de bonne heure, et par un petit escalier qu’il verra. Dites-lui qu’il peut entrer sans être vu de personne, jusqu’à la chambre même où je couche." "Ah Madame, lui répondit cette bonne pièce, je vous veux baiser les mains en son nom, pour la faveur que vous lui faites, car le pauvre Cavalier depuis qu’il vous a vue, est presque mort." "Et avec quoi l’ai-je tué, lui dit Gracia ?" "Avec vos yeux, répliqua la femme." "Ah Madame, répondit Gracia, ne le croyez pas, car mes yeux n’ont point d’épée. Mais s’il est si mal que vous dites, qu’il ne vienne pas, il vaut mieux envoyer quérir le médecin." "Ah Madame vous êtes, lui dit-elle, le seul Médecin qui le peut guérir." Et connaissant son ignorance, elle ne voulut pas contester plus longtemps avec elle, mais prenant la clef elle s’en alla trouver le pauvre Cavalier, qui attendait sa réponse avec impatience.

Dom Alvaro, car ainsi s’appelait ce Cavalier, ayant su ce qui s’était passé, lui donna pour ces bonnes nouvelles, une riche chaîne d’or, et cette nuit même il entra par le jardin, comme elle lui avait dit, et montant par l’escalier, comme il fut prêt d’entrer en sa chambre, il vit Dona Gracia armée, comme on dit de pied en cap, avec sa lance qui semblait une vrai Amazone, la lumière était éloignée,

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et ne sachant ce que ce pouvait être, s’imaginant que c’était quelque embûche, et quelque trahison qu’on lui voulait dresser, il s’en retourna le plus promptement qu’il put, et si vite qu’il ne pensa jamais voir l’heure d’être en la rue. Le matin, il alla voir la confidente à qui il conta ce qui lui était arrivé, elle fut incontinent voir Dona Gracia, qui la reçut en lui demandant des nouvelles de ce Cavalier, qui sans doute à ce qu’elle lui dit, devait être bien malade, puisqu’il n’était point venu par où elle lui avait dit. "Ah Madame, lui dit-elle, il n’avait garde d’y manquer, comment s’il y est venu ? Je vous assure bien que oui, mais il m’a dit qu’il a vu dans votre chambre un homme armé de toutes pièces qui

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avec une lance à la main, se promenait dans la chambre ?" "Ah mon Dieu, lui dit Dona Gracia, riant à gorge déployée, n’a-t-il pas vu que c’était moi, qui fais la vie des Mariés ? Ce Cavalier ne doit pas être marié, puisqu’il a cru que j’étais un homme. Dites-lui Madame, je vous prie, qu’il n’ait point de peur, car comme je vous dis, c’était moi qui l’attendais."

Avec cette réponse cette confidente s’en alla, et la nuit suivante, le Cavalier ne manqua à revenir voir la Dame. Comme il la vit en cet état, il s’en étonna, et lui en demanda la cause. À quoi elle répondit en riant : "Mais comment voulez-vous que j’aille si ce n’est de cette façon-là, pour faire la vie des mariés ?" "De quelle vie des mariés me parlez-vous

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Madame ? répondit Dom Alvaro. Prenez garde je vous prie que l’on vous trompe."

"Ce n’est pas la vie des mariés, mais Monsieur lui dit-elle, c’est celle que mon mari m’a enseignée, et m’a dit que c’est grand péché de la rompre. Si vous en savez une autre plus facile, vous m’obligerez fort de me l’enseigner, et j’en serai extrêmement réjouie, car celle-ci que je fais est très pénible, et commence fort à m’ennuyer." Le gaillard jeune homme oyant cela, et jugeant par là de la simplicité, la dépouilla lui-même, et la couchant avec lui, jouit de son innocente beauté, ce que son impertinent mari avait différé de faire, seulement pour faire preuve de l’innocence de sa femme. De cette façon ils passèrent tout

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le temps qu’il lui fallut pour achever ses affaires à Grenade, auquel temps Dom Fadrique ayant terminé les siennes à la Cour, il manda qu’il s’en venait, et Dom Alvaro ayant fait aussi tout ce qu’il avait à faire, s’en retourna à Cordoue.

Dom Fadrique arriva chez lui, il fut reçu de sa femme avec grande joie, parce que comme elle n’avait point d’esprit, elle n’avait ressentiment de rien. Ils soupèrent ensemble, et sitôt que Dom Fadrique fût couché, pour être las, au point qu’il croyait que Dona Gracia s’armait pour faire ce qu’il lui avait enjoint, il la vit toute nue, qui se venait mettre au lit avec lui. Étant fort étonné de cette nouveauté : "comment Madame lui dit-il, ne faites-vous pas la vie des mariés ?"

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"Allez Monsieur, vous promener, lui dit-elle, de quelle vie des mariés me parlez-vous ? Véritablement je me trouve bien mieux avec mon autre mari, car il me faisait coucher auprès de lui, et me caressait bien d’autre façon que vous me faites !" "Comment, lui répliqua Dom Fadrique, avez-vous eu un autre mari que moi ?" "Oui, Monsieur, lui dit-elle, après que vous avez été parti, il est venu me voir un autre mari fort galant, et fort gentil, qui m’a dit qu’il m’enseignerait une vie des mariés bien meilleure, et plus aisée que la vôtre." Et sur cela, lui conta tout ce qui lui était arrivé, avec le Cavalier de Cordoue, mais qu’elle ne savait pas ce qu’il était devenu, car "aussitôt, lui dit-elle, qu’il m’ouït lire la lettre par

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laquelle vous me mandiez que vous reveniez ici, je ne l’ai point vu depuis." Le sot, et désespéré Dom Fadrique lui demanda d’où il était, et comme il s’appelait, à cela répondit Dona Gracia qu’elle n’en savait rien, parce qu’elle ne l’appelait point autrement que son second mari.

Dom Fadrique voyant cela, et que pensant se garantir du mal, il avait cherché une ignorante qui non seulement l’affrontait, mais qui le lui disait avec tant de naïveté et de franchise, vit bien que son opinion ne valait rien, et se souvint alors de ce que la Duchesse lui avait dit que les femmes spirituelles et avisées, savent garder les lois de l’honneur, et si quelquefois elles les rompent, elles

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savent pour le moins couvrir leurs fautes, et tant qu’il vécut de là en avant, il loua les sages et avisées, qui sont vertueuses parce qu’on ne les saurait assez priser, et si elles ne le sont pas, elles font leurs affaires avec discrétion et retenue, et voyant qu’il n’y avait plus de remède à ce qu’il avait fait, il dissimula son malheur, parce qu’il ne lui était arrivé que par sa faute. Que si les preuves que l’on voudrait faire des sages ne valaient rient, que pouvait-on attendre des sottes ? Et se résolvant de ne laisser point sa femme, afin qu’elle ne retournât pas à l’offenser, il vécut quelques années avec elle, et quand il mourut n’ayant pu avoir d’enfants, il fit don de tout son bien à Dona Gracia,

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si elle voulait être Religieuse du couvent, où était Dona Séraphina sa mère, à laquelle il écrivit une lettre par laquelle il lui déclarait que c’était sa fille, et écrivant à Madrid à son ami Dom Juan, il lui fit un narré de son histoire, telle qu’elle est ici décrite.

Enfin Dom Fadrique, quelque précautionné qu’il fût, ne put s’enpêcher de tomber dans le piège, et toutes les terres qu’il avait vues, et les périls qu’il avait courus, ne l’en purent garantir. Il tomba de lui-même dans le danger qu’il craignait, et la sotte qu’il cherchait, et qu’il trouva, fut cause de sa disgrâce. Dona Gracia entra donc dans le Couvent avec sa mère, et furent bien

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aises de s’être reconnues toutes deux, parce que comme elle était sotte, il lui fut aisé de se consoler de la mort de son mari, dépensant les grands biens qu’il lui avait laissés à faire bâtir un beau Couvent, dans lequel elle demeura fort contente. Je le suis de mon côté d’avoir mis fin à cette nouvelle, et d’avoir appris aux ignorants qui condamnent l’esprit, et la sagesse des femmes, que là où manque l’entendement, la vertu ne peut être parfaite, quand une femme doit être méchante, il n’importe pas qu’elle soit sotte, et quand elle est bonne, rien ne lui nuit d’être avisée, parce que l’étant elle se saura garder des inconvénients qui lui pourraient arriver, mais que

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ceux qui veulent éprouver les femmes, prennent garde sur cet exemple au péril où ils se mettent.

FIN.

(Texte saisi par David Chataignier à partir de l'exemplaire Y2-74799 conservé à la Bibliothèque nationale de France reproduit sous la cote MICROFILM M-2959)




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