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Les Amours de Psyché et Cupidon


Jean de LA FONTAINE, Les Amours de Psyché et de Cupidon, première édition dans Contes et Nouvelles en vers, Paris, Claude Barbin, 1669.

[Nous avons fait le choix de ne pas conserver les ajouts majeurs de La Fontaine au conte original d'Apulée (outre les descriptions de Versailles, l'important débat esthétique qui oppose les quatre amis, le personnage du sage vieillard et sa famille, l'histoire de Myrtis et Mégano), afin de mieux mettre en évidence les points de rencontre entre le texte ancien, le conte moderne et la tragédie.]


LIVRE PREMIER

Quatre amis, dont la connaissance avait commencé par le Parnasse, lièrent une espèce de société, que j'appellerais académie si leur nombre eût été plus grand, et qu'ils eussent autant regardé les muses que le plaisir. La première chose qu'ils firent, ce fut de bannir d'entre eux les conversations réglées, et tout ce qui sent sa conférence académique. Quand ils se trouvaient ensemble, et qu'ils avaient bien parlé de leurs divertissements, si le hasard les faisait tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitaient de l'occasion. C'était toutefois sans s'arrêter trop longtemps à une même matière, voltigeant de propos en autres, comme des abeilles qui rencontreraient en leur chemin diverses sortes de fleurs.

L'envie, la malignité ni la cabale, n'avaient de voix parmi eux. Ils adoraient les ouvrages des anciens, ne refusaient point à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues, parlaient des leurs avec modestie, et se donnaient des avis sincères lorsque quelqu'un d'eux tombait dans la maladie du siècle, et faisait un livre, ce qui arrivait rarement.

Polyphile y était le plus sujet (c'est le nom que je donnerai à l'un de ces quatre amis). Les aventures de Psyché lui avaient semblé fort propres pour être contées agréablement. Il y travailla longtemps sans en parler à personne. Enfin il communiqua son dessein à ses trois amis ; non pas pour leur demander s'il continuerait, mais comment ils trouvaient à propos qu'il continuât. L'un lui donna un avis, l'autre un autre : de tout cela il ne prit que ce qu'il lui plut. Quand l'ouvrage fut achevé, il demanda jour et rendez-vous pour le lire.

Acante ne manqua pas, selon sa coutume, de proposer une promenade en quelque lieu hors la ville, qui fût éloigné, et où peu de gens entrassent : on ne les viendrait point interrompre ; ils écouteraient cette lecture avec moins de bruit et plus de plaisir. Il aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages. Polyphile lui ressemblait en cela : mais on peut dire que celui-ci aimait toutes choses. Ces passions, qui leur remplissaient le coeur d'une certaine tendresse, se répandaient jusqu'en leurs écrits, et en formaient le principal caractère. Ils penchaient tous deux vers le lyrique ; avec cette différence qu'Acante avait quelque chose de plus touchant, Polyphile de plus fleuri.

Des deux autres amis, que j'appellerai Ariste et Gélaste, le premier était sérieux sans être incommode ; l'autre était fort gai.

La proposition d'Acante fut approuvée. Ariste dit qu'il y avait de nouveaux embellissements à Versailles : il fallait les aller voir, et partir matin, afin d'avoir le loisir de se promener après qu'ils auraient entendu les aventures de Psyché. La partie fut incontinent conclue : dès le lendemain ils l'exécutèrent. Les jours étaient encore assez longs, et la saison belle ; c'était pendant le dernier automne.

[…] [Description des jardins de Versailles]

Quand leur conducteur les eut quittés, ils s'assirent à l'entour de Polyphile, qui prit son cahier ; et ayant toussé pour se nettoyer la voix, il commença par ces vers :

Le dieu qu'on nomme Amour n'est pas exempt d'aimer ; A son flambeau quelquefois il se brûle : Et si ses traits ont eu la force d'entamer Les coeurs de Pluton et d'Hercule, Il n'est pas inconvénient Qu'étant aveugle, étourdi, téméraire, Il se blesse en les maniant ; Je n'y vois rien qui ne se puisse faire : Témoin Psyché, dont je vous veux conter La gloire et les malheurs chantés par Apulée. Cela vaut bien la peine d'écouter ; L'aventure en est signalée.

Polyphile toussa encore une fois après cet exorde : puis, chacun s'étant préparé de nouveau pour lui donner plus d'attention, il commença ainsi son histoire : Lorsque les villes de la Grèce étaient encore soumises à des rois, il y en eut un qui, régnant avec beaucoup de bonheur, se vit non seulement aimé de son peuple, mais aussi recherché de tous ses voisins. C'était à qui gagnerait son amitié ; c'était à qui vivrait avec lui dans une parfaite correspondance ; et cela, parce qu'il avait trois filles à marier.

Toutes trois étaient plus considérables par leurs attraits que par les états de leur père. Les deux aînées eussent pu passer pour les plus belles filles du monde si elles n'eussent point eu de cadette : mais véritablement cette cadette leur nuisait fort. Elles n'avaient que ce défaut-là : défaut qui était grand, à n'en point mentir ; car Psyché, c'est ainsi que leur jeune soeur s'appelait, Psyché, dis-je, possédait tous les appas que l'imagination peut se figurer, et ceux où l'imagination même ne peut atteindre. Je ne m'amuserai point à chercher des comparaisons jusque dans les astres pour vous la représenter assez dignement : c'était quelque chose au-dessus de tout cela, et qui ne se saurait exprimer par les lis, les roses, l'ivoire ni le corail. Elle était telle enfin que le meilleur poète aurait de la peine à en faire une pareille.

En cet état il ne se faut pas étonner si la reine de Cythère en devint jalouse. Cette déesse appréhendait, et non sans raison, qu'il ne lui fallût renoncer à l'empire de la beauté, et que Psyché ne la détrônât : car, comme on est toujours amoureux de choses nouvelles, chacun courait à cette nouvelle Vénus [Et Vénus n'est plus à la mode]. Cythérée se voyait réduite aux seules îles de son domaine : encore une bonne partie des Amours, anciens habitants de ces îles bienheureuses, la quittaient-ils pour se mettre au service de sa rivale. L'herbe croissait dans ses temples, qu'elle avait vus naguère si fréquentés : plus d'offrandes, plus de dévots, plus de pèlerinages pour l'honorer. Enfin la chose passa si avant qu'elle en fit ses plaintes à son fils, et lui représenta que le désordre irait jusqu'à lui.

Mon fils, dit-elle en lui baisant les yeux,
La fille d'un mortel en veut à ma puissance ;
Elle a juré de me chasser des lieux
Où l'on me rend obéissance :
Et qui sait si son insolence
N'ira pas jusqu'au point de me vouloir ôter
Le rang que dans les cieux je pense mériter ?

Paphos n'est plus qu'un séjour importun :
Des Grâces et des Ris la troupe m'abandonne :
Tous les Amours, sans en excepter un,
S'en vont servir cette personne.

[Il ne m'en est resté que deux des plus petites]

Si Psyché veut notre couronne,
Il faut la lui donner ; elle seule aussi bien
Fait en Grèce à présent votre office et le mien.

L'un de ces jours je lui vois pour époux
Le plus beau, le mieux fait de tout l'humain lignage.
Sans le tenir de vos traits ni de vous,
Sans vous en rendre aucun hommage.
Il naîtra de leur mariage
Un autre Cupidon, qui d'un de ses regards
Fera plus mille fois que vous avec vos dards.

Prenez-y garde ; il vous y faut songer :
Rendez-la malheureuse ; et que cette cadette
Malgré les siens épouse un étranger
Qui ne sache où trouver retraite,
Qui soit laid et qui la maltraite,
La fasse consumer en regrets superflus,
Tant que ni vous ni moi nous ne la craignions plus.

Ces extrémités où s'emporta la déesse marquent merveilleusement bien le naturel et l'esprit des femmes ; rarement se pardonnent-elles l'avantage de la beauté : et je dirai en passant que l'offense la plus irrémissible parmi ce sexe, c'est quand l'une d'elles en défait une autre en pleine assemblée ; cela se venge ordinairement comme les assassinats et les trahisons.

Pour revenir à Vénus, son fils lui promit qu'il la vengerait. Sur cette assurance elle s'en alla à Cythère en équipage de triomphante. Au lieu de passer par les airs, et de se servir de son char et de ses pigeons, elle entra dans une conque de nacre attelée de deux dauphins. La cour de Neptune l'accompagna. Ceci est proprement matière de poésie : il ne siérait guère bien à la prose de décrire une cavalcade de dieux marins : d'ailleurs je ne pense pas qu'on pût exprimer avec le langage ordinaire ce que la déesse parut alors.

C'est pourquoi nous dirons en langage rimé
Que l'empire flottant en demeura charmé.
Cent Tritons la suivant jusqu'au port de Cythère
Par leurs divers emplois s'efforcent de lui plaire.
L'un nage à l'entour d'elle ; et l'autre au fond des eaux
Lui cherche du corail et des trésors nouveaux :
L'un lui tient un miroir fait de crystal de roche ;
Aux rayons du soleil l'autre en défend l'approche.
Palémon qui la guide évite les rochers :
Glauque de son cornet fait retentir les mers :
Thétis lui fait ouïr un concert de Sirènes :
Tous les Vents attentifs retiennent leurs haleines :
Le seul Zéphyre est libre, et d'un souffle amoureux
Il caresse Vénus, se joue à ses cheveux ;
Contre ses vêtements par fois il se courrouce.
L'onde pour la toucher à longs flots s'entrepousse ;
Et d'une égale, ardeur chaque flot à son tour
S'en vient baiser les pieds de la mère d'Amour.

Cela devait être beau, dit Gélaste ; mais j'aimerais mieux avoir vu votre déesse au milieu d'un bois, habillée comme elle était quand elle plaida sa cause devant un berger. Chacun sourit de ce qu'avait dit Gélaste ; puis Polyphile continua en ces termes :

A peine Vénus eut fait un mois de séjour à Cythère, qu'elle sut que les soeurs de son ennemie étaient mariées ; que leurs maris, qui étaient deux rois leurs voisins, les traitaient avec beaucoup de douceur et de témoignages d'affection ; enfin qu'elles avaient sujet de se croire heureuses. Quant à leur cadette, il ne lui était resté pas un seul amant, elle qui en avait eu une telle foule que l'on en savait à peine le nombre. Ils s'étaient retirés comme par miracle ; soit que ce fût le vouloir des dieux, soit par une vengeance particulière de Cupidon. On avait encore de la vénération, du respect, de l'admiration pour elle, si vous voulez ; mais on n'avait plus de ce qu'on appelle amour : cependant c'est la véritable pierre de touche à quoi l'on juge ordinairement des charmes de ce beau sexe.

Cette solitude de soupirants près d'une personne du mérite de Psyché fut regardée comme un prodige, et fit craindre aux peuples de la Grèce qu'il ne leur arrivât quelque chose de fort sinistre. En effet il y avait de quoi s'étonner : de tout temps l'empire de Cupidon aussi bien que celui des flots a été sujet à des changements ; mais jamais il n'en était arrivé de semblable, au moins n'y en avait-il point d'exemples dans ces pays. Si Psyché n'eût été que belle, on ne l'eût pas trouvé si étrange ; mais, comme j'ai dit, outre la beauté qu'elle possédait en un souverain degré de perfection, il ne lui manquait aucune des grâces nécessaires pour se faire aimer : on lui voyait un million d'amours, et pas un amant.

Après que chacun eut bien raisonné sur ce miracle, Vénus déclara qu'elle en était cause ; qu'elle s'était ainsi vengée par le moyen de son fils ; que les parents de Psyché n'avaient qu'à se préparer à d'autres malheurs, parce que son indignation durerait autant que la vie, ou du moins autant que la beauté de leur fille ; qu'ils auraient beau s'humilier devant ses autels, et que les sacrifices qu'ils lui feraient seraient inutiles, à moins que de lui sacrifier Psyché même.

C'est ce qu'on n'était pas résolu de faire : loin de cela, quelques personnes dirent à la belle que la jalousie de Vénus lui était un témoignage bien glorieux, et que ce n'était pas être trop malheureuse que de donner de l'envie à une déesse, et à une déesse telle que celle-là.

Psyché eût voulu que ces fleurettes lui eussent été dites par un amant. Bien que sa fierté l'empêchât de témoigner aucun déplaisir, elle ne laissait pas de verser des pleurs en secret.

Qu'ai-je fait au fils de Vénus ? disait-elle souvent en soi-même ; et que lui ont fait mes soeurs, qui sont si contentes ? Elles ont eu des amants de reste ; moi qui croyais être la plus aimable, je n'en ai plus. De quoi me sert ma beauté ? Les dieux en me la donnant ne m'ont pas fait un si grand présent que l'on s'imagine : je leur en rends la meilleure part ; qu'ils me laissent au moins un amant : il n'y a fille si misérable qui n'en ait un : la seule Psyché ne saurait rendre personne heureux ; les coeurs que le hasard lui a donnés, son peu de mérite les lui fait perdre. Comment me puis-je montrer après cet affront ? Va, Psyché, va te cacher au fond de quelque désert ; les dieux ne t'ont point faite pour être vue, puisqu'ils ne t'ont pas faite pour être aimée.

Tandis qu'elle se plaignait ainsi, ses parents ne s'affligeaient pas moins de leur part ; et ne pouvant se résoudre à la laisser sans mari, ils furent contraints de recourir à l'oracle. Voici la réponse qui leur fut faite, avec la glose que les prêtres y ajoutèrent.

L'époux que les Destins gardent à votre fille
Est un monstre cruel qui déchire les coeurs,
Qui trouble maint état, détruit mainte famille,
Se nourrit de soupirs, se baigne dans les pleurs.
A l'univers entier il déclare la guerre,
Courant de bout en bout un flambeau dans la main :
On le craint dans les cieux, on le craint sur la terre,
Le Styx n'a pu borner son pouvoir souverain.
C'est un empoisonneur, c'est un incendiaire,
Un tyran qui de fers charge jeunes et vieux.
Qu'on lui livre Psyché : qu'elle tâche à lui plaire :
Tel est l'arrêt du Sort, de l'Amour, et des Dieux.
Menez-la sur un roc, au haut d'une montagne,
En des lieux où l'attend le monstre son époux.
Qu'une pompe funèbre en ces lieux l'accompagne,
Car elle doit mourir pour ses soeurs et pour vous.

Je laisse à juger l'étonnement et l'affliction que cette réponse causa. Livrer Psyché aux désirs d'un monstre ! y avait-il de la justice à cela ? Aussi les parents de la Belle doutèrent longtemps s'ils obéiraient. D'ailleurs le lieu où il la fallait conduire n'avait point été spécifié par l'oracle. De quel mont les dieux voulaient-ils parler ? Etait-il voisin de la Grèce ou de la Scythie ? Etait-il situé sous l'Ourse ou dans les climats brûlants de l'Afrique ? car on dit que dans cette terre il y a de toutes sortes de monstres. Le moyen de se résoudre à laisser une beauté délicate sur un rocher, entre des montagnes et des précipices, à la merci de tout ce qu'il y a de plus épouvantable dans la nature ? Enfin comment rencontrer cet endroit fatal ?

C'est ainsi que les bonnes gens cherchaient des raisons pour garder leur fille : mais elle-même leur représenta la nécessité de suivre l'oracle.

Je dois mourir, dit-elle à son père ; et il n'est pas juste qu'une simple mortelle comme je suis entre en parallèle avec la mère de Cupidon. Que gagneriez-vous à lui résister ? Votre désobéissance nous attirerait une peine encore plus grande. Quelle que puisse être mon aventure, j'aurai lieu de me consoler quand je ne vous serai plus un sujet de larmes. Défaites-vous de cette Psyché sans qui votre vieillesse serait heureuse : souffrez que le ciel punisse une ingrate pour qui vous n'avez eu que trop de tendresse, et qui vous récompense si mal des inquiétudes et des soins que son enfance vous a donnés.

Tandis que Psyché parlait à son père de cette sorte, le vieillard la regardait en pleurant, et ne lui répondait que par des soupirs. Mais ce n'était rien en comparaison du désespoir où était la mère. Quelquefois elle courait par les temples tout échevelée : d'autres fois elle s'emportait en blasphèmes contre Vénus ; puis, tenant sa fille embrassée, protestait de mourir plutôt que de souffrir qu'on la lui ôtât pour l'abandonner à un monstre. Il fallut pourtant obéir.

En ce temps-là les oracles étaient maîtres de toutes choses ; on courait au devant de son malheur propre, de crainte qu'ils ne fussent trouvés menteurs : tant la superstition avait de pouvoir sur les premiers hommes ! La difficulté n'était donc plus que de savoir sur quelle montagne il fallait conduire Psyché.

L'infortunée fille éclaircit encore ce doute. Qu'on me mette, dit-elle, sur un chariot sans cocher ni guide, et qu'on laisse aller les chevaux à leur fantaisie ; le sort les guidera infailliblement au lieu ordonné.

Je ne veux pas dire que cette Belle, trouvant à tout des expédients, fût de l'humeur de beaucoup de filles, qui aiment mieux avoir un méchant mari que de n'en point avoir du tout. Il y a de l'apparence que le désespoir plutôt qu'autre chose lui faisait chercher ces facilités.

Quoi que ce soit, on se résout à partir. On fait dresser un appareil de pompe funèbre pour satisfaire à chaque point de l'oracle. On part enfin ; et Psyché se met en chemin sous la conduite de ses parents. La voilà sur un char d'ébène, une urne auprès d'elle, la tête penchée sur sa mère ; son père marchant à côté du char, et faisant autant de soupirs qu'il faisait de pas ; force gens à la suite vêtus de deuil ; force ministres de funérailles ; force sacrificateurs portant de longs vases et de longs cornets dont ils entonnaient des sons fort lugubres. Les peuples voisins, étonnés de la nouveauté d'un tel appareil, ne savaient que conjecturer. Ceux chez qui le convoi passait l'accompagnaient par honneur jusqu'aux limites de leur territoire, chantant des hymnes à la louange de Psyché leur jeune déesse, et jonchant de roses tout le chemin, bien que les maîtres de cérémonies leur criassent que c'était offenser Vénus : mais quoi ! les bonnes gens ne pouvaient retenir leur zèle.

Après une traite de plusieurs jours, lorsque l'on commençait à douter de la vérité de l'oracle, on fut étonné qu'en côtoyant une montagne fort élevée, les chevaux, bien qu'ils fussent frais et nouveaux repus, s'arrêtèrent court, et quoi qu'on pût faire, ils ne voulurent point passer outre. Ce fut là que se renouvelèrent les cris ; car on jugea bien que c'était le mont qu'entendait l'oracle. Psyché descendit du char, et s'étant mise entre l'un et l'autre de ses parents, suivie de la troupe, elle passa dans un bois assez agréable, mais qui n'était pas de longue étendue. A peine eurent-ils fait quelque mille pas, toujours en montant, qu'ils se trouvèrent entre des rochers habités par des dragons de toutes espèces. A ces hôtes près, le lieu se pouvait bien dire une solitude, et la plus effroyable qu'on pût trouver. Pas un seul arbre, pas un brin d'herbe, point d'autre couvert que ces rocs, dont quelques uns avaient des pointes qui avançaient en forme de voûte, et qui, ne tenant presque à rien, faisaient appréhender à nos voyageurs qu'elles ne tombassent sur eux : d'autres se trouvaient creusés en beaucoup d'endroits par la chute des torrents ; ceux-ci servaient de retraite aux hydres, animal fort familier en cette contrée.

Chacun demeura si surpris d'horreur, que, sans la nécessité d'obéir au Sort, on s'en fût retourné tout court. Il fallut donc gagner le sommet malgré qu'on en eût. Plus on allait en avant, plus le chemin était escarpé. Enfin, après beaucoup de détours, on se trouva au pied d'un rocher d'énorme grandeur, lequel était au faîte de la montagne, et où l'on jugea qu'il fallait laisser l'infortunée fille.

De représenter à quel point l'affliction se trouva montée, c'est ce qui surpasse mes forces :

L'éloquence elle-même, impuissante à le dire,
Confesse que ceci n'est point de son empire.
C'est au silence seul d'exprimer les adieux
Des parents de la Belle au partir de ces lieux.
Je ne décrirai point, ni leur douleur amère,
Ni les pleurs de Psyché, ni les cris de sa mère,
Qui, du fond des rochers renvoyés dans les airs,
Firent de bout en bout retentir ces déserts.
Elle plaint de son sang la cruelle aventure.
Implore le soleil, les astres, la nature.
Croit fléchir par ses cris les auteurs du destin.
Il lui faut arracher sa fille de son sein :
Après mille sanglots enfin on les sépare.
Le Soleil, las de voir ce spectacle barbare,
Précipite sa course, et, passant sous les eaux,
Va porter la clarté chez des peuples nouveaux :
L'horreur de ces déserts s'accroît par son absence.
La Nuit vient sur un char conduit par le silence :
Il amène avec lui la crainte en l'univers.

La part qu'en eut Psyché ne fut pas des moindres. Représentez-vous une fille qu'on a laissée seule en des déserts effroyables, et pendant la nuit. Il n'y a point de conte d'apparition et d'esprits qui ne lui revienne dans la mémoire. A peine ose-t-elle ouvrir la bouche afin de se plaindre.

En cet état, et mourant presque d'appréhension, elle se sentit enlever dans l'air. D'abord elle se tint pour perdue, et crut qu'un démon l'allait emporter en des lieux d'où jamais on ne la verrait revenir. Cependant c'était le Zéphyre, qui incontinent la tira de peine, et lui dit l'ordre qu'il avait de l'enlever de la sorte et de la mener à cet époux dont parlait l'oracle, et au service duquel il était. Psyché se laissa flatter à ce que lui dit le Zéphyre ; car c'est un dieu des plus agréables. Ce ministre aussi fidèle que diligent des volontés de son maître la porta au haut du rocher. Après qu'il lui eut fait traverser les airs avec un plaisir qu'elle aurait mieux goûté dans un autre temps, elle se trouva dans la cour d'un palais superbe. Notre héroïne, qui commençait à s'accoutumer aux aventures extraordinaires, eut bien l'assurance de contempler ce palais à la clarté des flambeaux qui l'environnaient ; toutes les fenêtres en étaient bordées : le firmament, qui est la demeure des dieux, ne parut jamais si bien éclairé.

Tandis que Psyché considérait ces merveilles, une troupe de Nymphes la vint recevoir jusque par-delà le perron ; et après une inclination très profonde, la plus apparente lui fît une espèce de compliment, à quoi la Belle ne s'était nullement attendue. Elle s'en tira pourtant assez bien. La première chose fut de s'enquérir du nom de celui à qui appartenaient des lieux si charmants, et il est à croire qu'elle demanda de le voir. On ne lui répondit là-dessus que confusément : puis ces Nymphes la conduisirent en un vestibule d'où l'on pouvait découvrir, d'un côté, les cours, et de l'autre côté, les jardins. Psyché le trouva proportionné à la richesse de l'édifice. De ce vestibule on la fit passer en des salles que la magnificence elle-même avait pris la peine d'orner, et dont la dernière enchérissait toujours sur la précédente. Enfin cette Belle entra dans un cabinet où on lui avait préparé un bain. Aussitôt ces Nymphes se mirent en devoir de la déshabiller et de la servir. Elle fit d'abord quelque résistance, et puis leur abandonna toute sa personne.

Au sortir du bain on la revêtit d'habits nuptiaux : je laisse à penser quels ils pouvaient être, et si l'on y avait épargné les diamants et les pierreries : il est vrai que c'était ouvrage de Fée, lequel d'ordinaire ne coûte rien. Ce ne fut pas une petite joie pour Psyché de se voir si brave, et de se regarder dans les miroirs dont le cabinet était plein.

Cependant on avait mis le couvert dans la salle la plus prochaine. Il y fut servi de l'ambrosie en toutes les sortes : Quant au nectar, les Amours en furent les échansons. Psyché mangea peu. Après le repas, une musique de luths et de voix se fit entendre à l'un des coins du plafond, sans qu'on vît ni chantres ni instruments ; musique aussi douce et aussi charmante que si Orphée et Amphion en eussent été les conducteurs. Parmi les airs qui furent chantés, il y en eut un qui plut particulièrement à Psyché. Je vais vous en dire les paroles, que j'ai mises en notre langue au mieux que j'ai pu.

Tout l'univers obéit à l'Amour ;
Belle Psyché, soumettez-lui votre âme.
Les autres Dieux à ce Dieu font la cour,
Et leur pouvoir est moins doux que sa flamme.
Des jeunes coeurs c'est le suprême bien :
Aimez, aimez ; tout le reste n'est rien.

Sans cet amour, tant d'objets ravissants,
Lambris dorés, bois, jardins et fontaines,
N'ont point d'appas qui ne soient languissants,
Et leurs plaisirs sont moins doux que ses peines.
Des jeunes coeurs c'est le suprême bien :
Aimez, aimez ; tout le reste n'est rien.

[Amours et Zéphyrs]

Dès que la musique eut cessé, on dit à Psyché qu'il était temps de se reposer. Il lui prit alors une petite inquiétude accompagnée de crainte, et telle que les filles l'ont d'ordinaire le jour de leurs noces sans savoir pourquoi. La Belle fit toutefois ce que l'on voulut. On la met au lit, et on se retire. Un moment après, celui qui en devait être le possesseur arriva et s'approcha d'elle. On n'a jamais su ce qu'ils se dirent, ni même d'autres circonstances bien plus importantes que celle-là : seulement a-t-on remarqué que le lendemain les Nymphes riaient entre elles, et que Psyché rougissait en les voyant rire. La Belle ne s'en mit pas fort en peine, et n'en parut pas plus triste qu'à l'ordinaire.

Pour revenir à la première nuit de ses noces, la seule chose qui l'embarrassait était que son mari l'avait quittée devant qu'il fût jour, et lui avait dit que, pour beaucoup de raisons, il ne voulait pas être connu d'elle, et qu'il la priait de renoncer à la curiosité de le voir. Ce fut ce qui lui en donna davantage. Quelles peuvent être ces raisons ? disait en soi-même la jeune épouse ; et pourquoi se cache-t-il avec tant de soin ? Assurément l'oracle nous a dit vrai quand il nous l'a peint comme quelque chose de fort terrible : si est-ce qu'au toucher et au son de voix il ne m'a semblé nullement que ce fût un monstre. Toutefois les dieux ne sont pas menteurs ; il faut que mon mari ait quelque défaut remarquable : si cela était, je serais bien malheureuse ! Ces réflexions tempérèrent pour quelques moments la joie de Psyché. Enfin elle trouva à propos de n'y plus penser, et de ne point corrompre elle-même les douceurs de son mariage.

Dès que son époux l'eut quittée, elle tira les rideaux : à peine le jour commençait à poindre. En l'attendant, notre héroïne se mit à rêver à ses aventures, particulièrement à celles de cette nuit. Ce n'étaient pas véritablement les plus étranges qu'elle eût courues ; mais elle en revenait toujours à ce mari qui ne voulait point être vu. Psyché s'enfonça si avant en ses rêveries, qu'elle en oublia ses ennuis passés, les frayeurs du jour précédent, les adieux de ses parents, et ses parents mêmes ; et là-dessus elle s'endormit. Aussitôt le songe lui représente son mari sous la forme d'un jouvenceau de quinze à seize ans, beau comme l'Amour, et qui avait toute l'apparence d'un dieu. Transportée de joie, la Belle l'embrasse ; il veut s'échapper, elle crie : mais personne n'accourt au bruit. Qui que vous soyez, dit-elle, et vous ne sauriez être qu'un dieu, je vous tiens, ô charmant époux, et je vous verrai tant qu'il me plaira. L'émotion l'ayant éveillée, il ne lui demeura que le souvenir d'une illusion agréable ; et au lieu d'un jeune mari la pauvre Psyché ne voyant en cette chambre que des dorures, ce qui n'était pas ce qu'elle cherchait, ses inquiétudes recommencèrent. Le sommeil eut encore une fois pitié d'elle ; il la replongea dans les charmes de ses pavots : et la Belle acheva ainsi la première nuit de ses noces.

Comme il était déjà tard, les Nymphes entrèrent, et la trouvèrent encore tout endormie. Pas une ne lui en demanda la raison, ni comment elle avait passé la nuit, mais bien si elle se voulait lever, et de quelle façon il lui plaisait qu'on l'habillât. En disant cela on lui montre cent sortes d'habits, la plupart très riches. Elle choisit le plus simple, se lève, se fait habiller avec précipitation, et témoigne aux Nymphes une impatience de voir les raretés de ce beau séjour. [Allons voir cependant ces jardins, ce palais] On la mène donc en toutes les chambres : il n'y a point de cabinet ni d'arrière-cabinet qu'elle ne visite, et où elle ne trouve un nouveau sujet d'admiration. De là elle passe sur les balcons, et de ces balcons les Nymphes lui font remarquer l'architecture de l'édifice, autant qu'une fille est capable de la concevoir. Elle se souvient qu'elle n'a pas assez regardé de certaines tapisseries : elle rentre donc comme une jeune personne qui voudrait tout voir à la fois, et qui ne sait à quoi s'attacher. Les Nymphes avaient assez de peine à la suivre, l'avidité de ses yeux la faisant courir sans cesse de chambre en chambre, et considérer à la hâte les merveilles de ce palais, où, par un enchantement prophétique, ce qui n'était pas encore et ce qui ne devait jamais être se rencontrait.

On fit ses murs d'un marbre aussi blanc que l'albâtre :
Les dedans sont ornés d'un porphyre luisant.
Ces ordres dont les Grecs nous ont fait un présent,
Le dorique sans fard, l'élégant ionique,
Et le corinthien superbe et magnifique,
L'un sur l'autre placés, élèvent jusqu'aux cieux
Ce pompeux édifice où tout charme les yeux.
Pour servir d'ornement à ses divers étages,
L'architecte y posa les vivantes images
De ces objets divins, Cléopâtres, Phrynés,
Par qui sont les héros en triomphe menés.
Ces fameuses beautés dont la Grèce se vante,
Celles que le Parnasse en ses fables nous chante,
Ou de qui nos romans font de si beaux portraits,
A l'envi sur le marbre étalaient leurs attraits.
L'enchanteresse Armide, héroïne du Tasse,
A côté d'Angélique avait trouvé sa place.
On y voyait surtout Hélène au coeur léger,
Qui causa tant de maux pour un prince berger.
Psyché dans le milieu voit aussi sa statue,
De ces reines des coeurs pour reine reconnue.
La Belle à cet aspect s'applaudit en secret,
Et n'en peut détacher ses beaux yeux qu'à regret.
Mais on lui montre encor d'autres marques de gloire
Là ses traits sont de marbre, ailleurs ils sont d'ivoire
Les disciples d'Arachné, à l'envi des pinceaux,
En ont aussi formé de différents tableaux :
Dans l'un on voit les Ris divertir cette Belle ;
Dans l'autre les Amours dansent à l'entour d'elle ;
Et sur cette autre toile Euphrosine et ses soeurs
Ornent ses blonds cheveux de guirlandes de fleurs.
Enfin, soit aux couleurs, ou bien dans la sculpture.
Psyché dans mille endroits rencontre sa figure ;
Sans parler des miroirs et du cristal des eaux,
Que ses traits imprimés font paraître plus beaux.

Les endroits où la Belle s'arrêta le plus ce furent les galeries. Là les raretés, les tableaux, les bustes, non de la main des Apelles et des Phidias, mais de la main même des Fées, qui ont été les maîtresses de ces grands hommes, composaient un amas d'objets qui éblouissait la vue, et qui ne laissait pas de lui plaire, de la charmer, de lui causer des ravissements, des extases ; en sorte que Psyché, passant d'une extrémité en une autre, demeura longtemps immobile, et parut la plus belle statue de ces lieux.

[Fées]

Des galeries elle repasse encore dans les chambres, afin d'en considérer les richesses, les précieux meubles, les tapisseries de toutes les sortes, et d'autres ouvrages conduits par la fille de Jupiter. Surtout on voyait une grande variété dans ces choses et dans l'ordonnance de chaque chambre : colonnes de porphyre aux alcôves, (ne vous étonnez pas de ce mot d'alcôve ; c'est une invention moderne, je vous l'avoue, mais ne pouvait-elle pas être dès lors en l'esprit des Fées ? et ne serait-ce point de quelque description de ce palais que les Espagnols, les Arabes, si vous voulez, l'auraient prise ?) les chapiteaux de ces colonnes étaient d'airain de Corinthe pour la plupart. Ajoutez à cela les balustres d'or. Quant aux lits, ou c'était broderie de perles, ou c'était un travail si beau que l'étoffe n'en devait pas être considérée. Je n'oublierai pas, comme on peut penser, les cabinets et les tables de pierreries ; vases singuliers et par leur matière et par l'artifice de leur gravure ; enfin de quoi surpasser en prix l'univers entier. Si j'entreprenais de décrire seulement la quatrième partie de ces merveilles, je me rendrais sans doute importun ; car à la fin on s'ennuie de tout, et des belles choses comme du reste.

Je me contenterai donc de parler d'une tapisserie relevée d'or, laquelle on fit remarquer principalement à Psyché, non tant pour l'ouvrage, quoiqu'il fût rare, que pour le sujet. La tenture était composée de six pièces.

Dans la première on voyait un chaos,
Masse confuse, et de qui l'assemblage
Faisait lutter contre l'orgueil des flots
Des tourbillons d'une flamme volage.

Non loin de là, dans un même monceau,
L'air gémissait sous le poids de la terre :
Ainsi le feu, l'air, la terre, avec l'eau,
Entretenaient une cruelle guerre.

Que fait l'Amour ? volant de bout en bout,
Ce jeune enfant, sans beaucoup de mystère,
En badinant vous débrouille le tout
Mille fois mieux qu'un sage n'eût su faire.

Dans la seconde un Cyclope amoureux,
Pour plaire aux yeux d'une Nymphe jolie,
Se démêlait la barbe et les cheveux ;
Ce qu'il n'avait encor fait de sa vie.

Au sortir du bain on la revêtit d'habits nuptiaux
En se moquant la Nymphe s'enfuyait.
Amour l'atteint ; et l'on voyait la Belle
Qui, dans un bois, le Cyclope priait
Qu'il l'excusât d'avoir été rebelle.

[Cyclopes]

Dans la troisième, Cupidon paraissait assis sur un char tiré par des tigres. Derrière ce char un petit Amour menait en laisse quatre grands dieux, Jupiter, Hercule, Mars, et Pluton ; tandis que d'autres enfants les chassaient, et les faisaient marcher à leur fantaisie. La quatrième et la cinquième représentaient en d'autres manières la puissance de Cupidon. Et dans la sixième ce dieu, quoiqu'il eût sujet d'être fier des dépouilles de l'univers, s'inclinait devant une personne de taille parfaitement belle, et qui témoignait à son air une très grande jeunesse. C'est tout ce qu'on en pouvait juger ; car on ne lui voyait point le visage, et elle avait alors la tête tournée, comme si elle eût voulu se débarrasser d'un nombre infini d'Amours qui l'environnaient. L'ouvrier avait peint le dieu dans un grand respect ; tandis que les Jeux et les Ris, qu'il avait amenés à sa suite, se moquaient de lui en cachette, et se faisaient signe du doigt que leur maître était attrapé. Les bordures de cette tapisserie étaient toutes pleines d'enfants qui se jouaient avec des massues, des foudres, et des tridents ; et l'on voyait en beaucoup d'endroits pendre pour trophées force bracelets et autres ornements de femmes.

Parmi cette diversité d'objets, rien ne plut tant à la Belle que de rencontrer partout son portrait, ou bien sa statue, ou quelque autre ouvrage de cette nature. Il semblait que ce palais fût un temple, et Psyché la déesse à qui il était consacré.

Mais de peur que le même objet se présentant si souvent à elle ne lui devînt ennuyeux, les Fées l'avaient diversifié, comme vous savez que leur imagination est féconde. Dans une chambre elle était représentée en amazone ; dans une autre en Nymphe, en bergère, en chasseresse, en Grecque, en Persane, en mille façons différentes et si agréables, que cette Belle eut la curiosité de les éprouver, un jour l'une, un autre jour l'autre, plus par divertissement et par jeu que pour en tirer aucun avantage, sa beauté se soutenant assez d'elle-même. Cela se passait toujours avec beaucoup de satisfaction de sa part, force louanges de la part des Nymphes, un plaisir extrême de la part du monstre, c'est-à-dire de son époux, qui avait mille moyens de la contempler sans qu'il se montrât. Psyché se fit donc impératrice, simple bergère, ce qu'il lui plut. Ce ne fut pas sans que les Nymphes lui dissent qu'elle était belle en toutes sortes d'habits, et sans qu'elle-même se le dît aussi. Ah ! si mon mari me voyait parée de la sorte ! s'écriait-elle souvent étant seule. En ce moment-là son mari la voyait peut-être de quelque endroit d'où il ne pouvait être vu ; et outre le plaisir de la voir, il avait celui d'apprendre ses plus secrètes pensées, et de lui entendre faire un souhait où l'amour avait pour le moins autant de part que la bonne opinion de soi-même. Enfin il ne se passa presque point de jour que Psyché ne changeât d'ajustement.

Changer d'ajustement tous les jours ! s'écria Acante ; je ne voudrais point d'autre paradis pour nos dames. On avoua qu'il avait raison, et il n'y en eut pas un dans la compagnie qui ne souhaitât un pareil bonheur à quelque femme de sa connaissance. Cette réflexion étant faite, Polyphile reprit ainsi :

Notre héroïne passa presque tout ce premier jour à voir le logis : sur le soir elle s'alla promener dans les cours et dans les jardins, d'où elle considéra quelque temps les diverses faces de l'édifice, sa majesté, ses enrichissements et ses grâces, la proportion, le bel ordre et la correspondance de ses parties. Je vous en ferais la description si j'étais plus savant dans l'architecture que je ne suis. A ce défaut, vous aurez recours au palais d'Apollidon, ou bien à celui d'Armide ; ce m'est tout un. Quant aux jardins, voyez ceux de Falerine ; ils vous pourront donner quelque idée des lieux que j'ai à décrire.

Assemblez, sans aller si loin,
Vaux, Liancourt, et leurs Naïades ;
Y joignant en cas de besoin
Ruel avecque ses cascades.
Cela fait, de tous les côtés
Placez en ces lieux enchantés
Force jets affrontant la nue.
Des canaux à perte de vue :
Bordez-les d'orangers, de myrtes, de jasmins,
Qui soient aussi géants que les nôtres sont nains
Entassez-en des pépinières ;
Plantez-en des forêts entières ;
Des forêts où chante en tout temps
Philomèle, honneur des bocages,
De qui le règne en nos ombrages
Naît et meurt avec le printemps.
Mêlez-y les sons éclatants
De tout ce que les bois ont d'agréables chantres.
Chassez de ces forêts les sinistres oiseaux :
Que les fleurs bordent leurs ruisseaux :
Que l'Amour habite leurs antres.
N'y laissez entrer toutefois
Aucune hôtesse de ces bois
Qu'avec un paisible Zéphyre,
Et jamais avec un Satyre.
Point de tels amants dans ces lieux ;
Psyché s'en tiendrait offensée ;
Ne les offrez point à ses yeux,
Et moins encore à sa pensée.
Qu'en ce canton délicieux
Flore et Pomone à qui mieux mieux
Fassent montre de leurs richesses ;
Et que ce couple de déesses
Y renouvelle ses présents
Quatre fois au moins tous les ans.
Que tout y naisse sans culture.
Toujours fraîcheur, toujours verdure,
Toujours l'haleine et les soupirs
D'une brigade de zéphyrs.

Psyché ne se promenait au commencement que dans les jardins, n'osant se fier aux bois ; bien qu'on l'assurât qu'elle n'y rencontrerait que les Dryades, et pas un seul Faune. Avec le temps elle devint plus hardie.

Un jour que la beauté d'un ruisseau l'avait attirée, elle se laissa conduire insensiblement aux replis de l'onde. Après bien des tours elle parvint à sa source. C'était une grotte assez spacieuse, où, dans un bassin taillé par les seules mains de la nature, coulait le long d'un rocher une eau argentée, et qui par son bruit invitait à un doux sommeil.

Psyché ne se put tenir d'entrer dans la grotte. Comme elle en visitait les recoins, la clarté, qui allait toujours en diminuant, lui faillit enfin tout à coup. Il y avait certainement de quoi avoir peur ; mais elle n'en eut pas le loisir : une voix qui lui était familière l'assura d'abord ; c'était celle de son époux. Il s'approcha d'elle, la fit asseoir sur un siège couvert de mousse, se mit à ses pieds, et après lui avoir baisé la main, il lui dit en soupirant : Faut-il que je doive à la beauté d'un ruisseau une si agréable rencontre ? pourquoi n'est-ce pas à l'amour ? Ah ! Psyché ! Psyché ! je vois bien que cette passion et vos jeunes ans n'ont encore guère de commerce ensemble. Si vous aimiez, vous chercheriez le silence et la solitude avec plus de soin que vous ne les évitez maintenant ; vous chercheriez les antres sauvages, et auriez bientôt appris que de tous les lieux où on sacrifie au dieu des amants, ceux qui lui plaisent le plus ce sont ceux où on peut lui sacrifier en secret : mais vous n'aimez point.

Que voulez-vous que j'aime ? répondit Psyché. - Un mari, dit-il, que vous vous figurerez à votre mode, et à qui vous donnerez telle sorte de beauté qu'il vous plaira.

- Oui : mais, repartit la Belle, je ne me rencontrerai peut-être pas avec la nature ; car il y a bien de la fantaisie en cela. J'ai oui dire que non seulement chaque nation avait son goût, mais chaque personne aussi. Une Amazone se proposerait un mari dont les grâces feraient trembler, un mari ressemblant à Mars : moi, je m'en proposerai un semblable à l'Amour. Une personne mélancolique ne manquerait pas de donner à ce mari un air sérieux : moi qui suis gaie, je lui en donnerai un enjoué. Enfin je croirai vous faire plaisir en vous attribuant une beauté délicate, et peut-être vous ferai-je tort.

- Quoi que c'en soit, dit le mari, vous n'avez pas attendu jusqu'à présent à vous forger une image de votre époux : je vous prie de me dire quelle elle est.

- Vous avez dans mon esprit, poursuivit la Belle, une mine aussi douce que trompeuse ; tous les traits fins ; l'oeil riant et fort éveillé ; de l'embonpoint et de la jeunesse, on ne saurait se tromper à ces deux points-là : mais je ne sais si vous êtes Ethiopien ou Grec ; et quand je me suis fait une idée de vous la plus belle qu'il m'est possible, votre qualité de monstre vient tout gâter. C'est pourquoi le plus court et le meilleur, selon mon avis, c'est de permettre que je vous voie. Son mari lui serra la main, et lui dit avec beaucoup de douceur : C'est une chose qui ne se peut, pour des raisons que je ne saurais même vous dire.

- Je ne saurais donc vous aimer, reprit-elle assez brusquement. Elle en eut regret, d'autant plus qu'elle avait dit cela contre sa pensée. Mais quoi! la faute était faite. En vain elle voulut la réparer par quelques caresses. Son mari avait le coeur si serré qu'il fut un temps assez long sans pouvoir parler. Il rompit à la fin son silence par un soupir, que Psyché n'eut pas plutôt entendu qu'elle y répondit, bien qu'avec quelque sorte de défiance. Les paroles de l'oracle lui revenaient en l'esprit. Le moyen de les accorder avec cette douceur passionnée que son époux lui faisait paraître ? Celui qui empoisonnait, qui brûlait, qui faisait ses jeux des tortures, soupirer pour un simple mot ! Cela semblait tout à fait étrange à notre héroïne : et à dire vrai tant de tendresse en un monstre était une chose assez nouvelle. Des soupirs il en vint aux pleurs, et des pleurs aux plaintes. Tout cela plut extrêmement à la Belle : mais comme il disait des choses trop pitoyables, elle ne put souffrir qu'il continuât, et lui mit premièrement la main sur la bouche, puis la bouche même ; et par un baiser, bien mieux qu'elle n'aurait fait avec toutes les paroles du monde, elle l'assura que, tout invisible et tout monstre qu'il voulait être, elle ne laissait pas de l'aimer. Ainsi se passa l'aventure de la grotte. Il leur en arriva beaucoup de pareilles.

Notre héroïne ne perdit pas la mémoire de ce que lui avait dit son époux. Ses rêveries la menaient souvent jusqu'aux lieux les plus écartés de ce beau séjour, et faisaient si bien que la nuit la surprenait devant qu'elle pût gagner le logis. Aussitôt son mari la venait trouver sur un char environné de ténèbres, et plaçant à côté de lui notre jeune épouse, ils se promenaient au bruit des fontaines. Je laisse à penser si les protestations, les serments, les entretiens pleins de passion, se renouvelaient, et de fois à autres aussi les baisers ; non point de mari à femme, il n'y a rien de plus insipide, mais de maîtresse à amant, et pour ainsi dire de gens qui n'en seraient encore qu'à l'espérance.

Quelque chose manquait pourtant à la satisfaction de Psyché. Vous voyez bien que j'entends parler de la fantaisie de son mari, c'est-à-dire de cette opiniâtreté à demeurer invisible. Toute la postérité s'en est étonnée. Pourquoi une résolution si extravagante ? Il se peut trouver des personnes laides qui affectent de se montrer ; la rencontre n'en est pas rare : mais que ceux qui sont beaux se cachent, c'est un prodige dans la nature ; et peut-être n'y avait-il que cela de monstrueux en la personne de notre époux. Après en avoir cherche la raison, voici ce que j'ai trouvé dans un manuscrit qui est venu depuis peu à ma connaissance.

Nos amants s'entretenaient à leur ordinaire ; et la jeune épouse, qui ne songeait qu'aux moyens de voir son mari, ne perdait pas une seule occasion de lui en parler. De discours en autre ils vinrent aux merveilles de ce séjour. Après que la Belle eut fait une longue énumération des plaisirs qu'elle y rencontrait, disait-elle, de tous côtés, il se trouva qu'à son compte le principal point y manquait. Son mari ne voyait que trop où elle avait dessein d'en venir ; mais comme entre amants les contestations sont quelquefois bonnes à plus d'une chose, il voulut qu'elle s'expliquât, et lui demanda ce que ce pouvait être que ce point d'une si grande importance, vu qu'il avait donné ordre aux Fées que rien ne manquât.

- Je n'ai que faire des Fées pour cela, repartit la Belle. Voulez-vous me rendre tout à fait heureuse ? je vous en enseignerai un moyen bien court : il ne faut... Mais je vous l'ai dit tant de fois inutilement que je n'oserais plus vous le dire.

- Non, non, reprit le mari, n'appréhendez pas de m'être importune : je veux bien que vous me traitiez comme on fait les Dieux ; ils prennent plaisir à se faire demander cent fois une même chose : qui vous a dit que je ne suis pas de leur naturel ?

Notre héroïne, encouragée par ces paroles, lui repartit : Puisque vous me le permettez, je vous dirai franchement que tous vos palais, tous vos meubles, tous vos jardins, ne sauraient me récompenser d'un moment de votre présence ; et vous voulez que j'en sois tout à fait privée : car je ne puis appeler présence un bien où les yeux n'ont aucune part ?

- Quoi ! je ne suis pas maintenant de corps auprès de vous ? reprit le mari, et vous ne me touchez pas.

- Je vous touche, repartit-elle, et sens bien que vous avez une bouche, un nez, des yeux, un visage ; tout cela proportionné comme il faut, et, selon que je m'imagine, assorti de traits qui n'ont pas leurs pareils au monde : mais, jusqu'à ce que j'en sois assurée, cette présence de corps dont vous me parlez est présence d'esprit pour moi.

- Présence d'esprit ! repartit l'époux.

Psyché l'empêcha de continuer, et lui dit en l'interrompant : Apprenez-moi du moins les raisons qui vous rendent si opiniâtre.

- Je ne vous les dirai pas toutes, reprit l'époux ; mais, afin de vous contenter en quelque façon, examinez la chose en vous-même, vous serez contrainte de m'avouer qu'il est à propos pour l'un et pour l'autre de demeurer en l'état où nous nous trouvons. Premièrement, tenez-vous certaine que du moment que vous n'aurez plus rien à souhaiter vous vous ennuierez : et comment ne vous ennuieriez-vous pas ? les Dieux s'ennuient bien ; ils sont contraints de se faire de temps en temps des sujets de désir et d'inquiétude : tant il est vrai que l'entière satisfaction et le dégoût se tiennent la main ! Pour ce qui me touche, je prends un plaisir extrême à vous voir en peine ; d'autant plus que votre imagination ne se forge guère de monstres, j'entends d'images de ma personne, qui ne soient très agréables. Et pour vous dire une raison plus particulière, vous ne doutez pas qu'il n'y ait quelque chose en moi de surnaturel. Nécessairement je suis dieu, ou je suis démon, ou bien enchanteur. Si vous trouvez que je sois démon, vous me haïrez : et si je suis dieu, vous cesserez de m'aimer, ou du moins vous ne m'aimerez plus avec tant d'ardeur ; car il s'en faut bien qu'on aime les dieux aussi violemment que les hommes. Quant au troisième ; il y a des enchanteurs agréables : je puis être de ceux-là ; et possible suis-je tous les trois ensemble. [Peut-être ce Palais n'est qu'un enchantement] Ainsi le meilleur pour vous est l'incertitude, et qu'après la possession vous aviez toujours de quoi désirer : c'est un secret dont on ne s'était pas encore avisé. Demeurons-en là, si vous m'en croyez ; je sais ce que c'est d'amour, et le dois savoir.

Psyché se paya de ces raisons ; ou, si elle ne s'en paya, elle fit semblant de s'en payer.

Cependant elle inventait mille jeux pour se divertir. Les parterres étaient dépouillés, l'herbe des prairies foulée : ce n'étaient que danses et combats de Nymphes, qui se séparaient souvent en deux troupes, et, distinguées par des écharpes de fleurs, comme par des ordres de chevalerie, se jetaient ensuite tout ce que Flore leur présentait ; puis le parti victorieux dressait un trophée, et dansait autour couronné d'oeillets et de roses.

D'autres fois Psyché se divertissait à entendre un défi de rossignols, ou à voir un combat naval de cygnes, des tournois et des joutes de poissons. Son plus grand plaisir était de présenter un appât à ces animaux, et après les avoir pris de les rendre à leur élément. Les Nymphes suivaient en cela son exemple. Il y avait tous les soirs gageure à qui en prendrait davantage. La plus heureuse en sa pêche obtenait quelque faveur de notre héroïne : la plus malheureuse était condamnée à quelque peine, comme de faire un bouquet ou une guirlande à chacune de ses compagnes. Ces spectacles se terminaient par le coucher du Soleil.

Il était témoin de la fête,
Paré d'un magnifique atour ;
Et, caché le reste du jour,
Sur le soir il montrait sa tête.

Mais comment la montrait-il ? environnée d'un diadème d'or et de pourpre, et avec toute la magnificence et la pompe qu'un roi des astres peut étaler.

Le logis fournissait pareillement ses plaisirs, qui n'étaient tantôt que de simples jeux, et tantôt des divertissements plus solides. Psyché commençait à ne plus agir en enfant.

On lui racontait les amours des Dieux, et les changements de forme qu'a causés cette passion, source de bien et de mal. Le savoir des Fées avait mis en tapisseries les malheurs de Troie, bien qu'ils ne fussent pas encore arrivés. Psyché se les faisait expliquer. Mais voici un merveilleux effet de l'enchantement.

Les hommes, comme vous savez, ignoraient alors ce bel art que nous appelons comédie ; il n'était pas même encore dans son enfance : cependant on le fit voir à la Belle dans sa plus grande perfection, et tel que Ménandre et Sophocle nous l'ont laissé. Jugez si on y épargnait les machines, les musiques, les beaux habits, les ballets des anciens et les nôtres.

Psyché ne se contenta pas de la fable ; il fallut y joindre l'histoire, et l'entretenir des diverses façons d'aimer qui sont en usage chez chaque peuple ; quelles sont les beautés des Scythes, quelles celles des Indiens, et tout ce qui est contenu sur ce point dans les archives de l'univers, soit pour le passé, soit pour l'avenir, à l'exception de son aventure, qu'on lui cacha, quelque prière qu'elle fît aux Nymphes de la lui apprendre. Enfin sans qu'elle bougeât de son palais toutes les affaires qu'Amour a dans les quatre parties du monde lui passèrent devant les yeux.

Que vous dirai-je davantage ? on lui enseigna jusqu'aux secrets de la poésie. Cette corruptrice des coeurs acheva de gâter celui de notre héroïne, et la fit tomber dans un mal que les médecins appellent glycomorie, qui lui pervertit tous les sens, et la ravit comme à elle-même. Elle parlait étant seule,

Ainsi qu'en usent les amants
Dans les vers et dans les romans;

aller rêver au bord des fontaines, se plaindre aux rochers, consulter les antres sauvages: c'était où son mari l'attendait. Il n'y eut chose dans la nature qu'elle n'entretînt de sa passion. "Hélas ! disait-elle aux arbres, je ne saurais graver sur votre écorce que mon nom seul, car je ne sais pas celui de la personne que j'aime." Après les arbres elle s'adressait aux ruisseaux : ceux-ci étaient ses principaux confidents, à cause de l'aventure que je vous ai dite. S'imaginant que leur rencontre lui était heureuse, il n'y en eut pas un auquel elle ne s'arrêtât, jusqu'à espérer qu'elle attraperait sur leurs bords son mari dormant, et qu'après il serait inutile au monstre de se cacher. Dans cette pensée elle leur disait à peu près les choses que je vais vous dire, et les leur disait en vers aussi bien que moi:

Ruisseaux, enseignez-moi l'objet de mon amour ;
Guidez vers lui mes pas, vous dont l'onde est si pure.
Ne dormirait-il point en ce sombre séjour,
Payant un doux tribut à votre doux murmure ?

En vain pour le savoir Psyché vous fait la cour ;
En vain elle vous vient conter son aventure :
Vous n'osez déceler cet ennemi du jour,
Qui rit en quelque coin du tourment que j'endure.

Il s'envole avec l'ombre, et me laisse appeler.
Hélas ! j'use au hasard de ce mot d'envoler ;
Car je ne sais pas même encor s'il a des ailes.

J'ai beau suivre vos bords, et chercher en tous lieux :
Les antres seulement m'en disent des nouvelles ;
Et ce que je chéris n'est pas fait pour mes yeux.

Ne doutez point que ces peines dont parlait Psyché n'eussent leurs plaisirs : elle les passait souvent sans s'apercevoir de la durée, je ne dirai pas des heures, mais des soleils : de sorte que l'on peut dire que ce qui manquait à sa joie faisait une partie des douceurs qu'elle goûtait en aimant : mille fois heureuse si elle eût suivi les conseils de son époux, et qu'elle eût compris l'avantage et le bien que c'est de ne pas atteindre à la suprême félicité ! car sitôt que l'on en est là, il est force que l'on descende, la Fortune n'étant pas d'humeur à laisser reposer sa roue. Elle est femme, et Psyché l'était aussi, c'est-à-dire incapable de demeurer en un même état. Notre héroïne le fit bien voir par la suite.

Son mari, qui sentait approcher ce moment fatal, ne la venait plus visiter avec sa gaieté ordinaire. Cela fit craindre à la jeune épouse quelque refroidissement. Pour s'en éclaircir, comme nous voulons tout savoir, jusqu'aux choses qui nous déplaisent, elle dit à son époux :

D'où vient la tristesse que je remarque depuis quelque temps dans tous vos discours ? Rien ne vous manque, et vous soupirez. Que feriez-vous donc si vous étiez en ma place ? N'est-ce point que vous commencez à vous dégoûter ? En vérité je le crains : non pas que je sois devenue moins belle ; mais, comme vous dites vous-même, je suis plus vôtre que je n'étais. Serait-il possible, après tant de cajoleries et de serments, que j'eusse perdu votre amour ? Si ce malheur-là m'est arrivé, je ne veux plus vivre.

A peine eut-elle achevé ces paroles, que le monstre fit un soupir, soit qu'il fût touché des choses qu'elle avait dites, soit qu'il eût un pressentiment de ce qui devait arriver. Il se mit ensuite à pleurer, mais fort tendrement ; puis, cédant à la douleur, il se laissa mollement aller sur le sein de la jeune épouse, qui, de son côté, pour mêler ses larmes avec celles de son mari, pencha doucement la tête ; de sorte que leurs bouches se rencontrèrent : et nos amants, n'ayant pas le courage de les séparer, demeurèrent longtemps sans rien dire.

Toutes ces circonstances sont déduites au long dans le manuscrit dont je vous ai parlé tantôt. Il faut que je vous l'avoue, je ne lis jamais cet endroit que je ne me sente ému.

En effet, dit alors Gélaste, qui n'aurait pitié de ces pauvres gens ? Perdre la parole ! il faut croire que leurs bouches s'étaient bien malheureusement rencontrées : cela me semble tout à fait digne de compassion. Vous en rirez tant qu'il vous plaira, reprit Polyphile, mais pour moi je plains deux amants de qui les caresses sont mêlées de crainte et d'inquiétude. Si, dans une ville assiégée ou dans un vaisseau menacé de la tempête, deux personnes s'embrassaient ainsi, les tiendriez-vous heureuses ? Oui vraiment, repartit Gélaste ; car en tout ce que vous dites là le péril est encore bien éloigné. Mais, vu l'intérêt que vous prenez à la satisfaction de ces deux époux, et la pitié que vous avez d'eux, vous ne vous hâtez guère de les tirer de ce misérable état où vous les avez laissés : ils mourront si vous ne leur rendez la parole. Rendons-la leur donc, continua Polyphile.

Au sortir de cette extase, la première chose que fit Psyché, ce fut de passer sa main sur les yeux de son époux, afin de sentir s'ils étaient humides ; car elle craignait que ce ne fût feinte. Les ayant trouvés en bon état, et comme elle les demandait, c'est-à-dire mouillés de larmes, elle condamna ses soupçons, et fit scrupule de démentir un témoignage de passion beaucoup plus certain que toutes les assurances de bouche, serments et autres. Cela lui fit attribuer le chagrin de son mari à quelque défaut de tempérament, ou bien à des choses qui ne la regardaient point.

Quant à elle, après tant de preuves, la puissance de ses appas lui sembla trop bien établie, et le monstre trop amoureux, pour faire qu'elle craignît aucun changement.

Lui, au contraire, aurait souhaité qu'elle appréhendât ; car c'était l'unique moyen de la rendre sage, et de mettre un frein à sa curiosité. Il lui dit beaucoup de choses sur ce sujet, moitié sérieusement et moitié avec raillerie ; à quoi Psyché repartait fort bien : et le mari déclamait toujours contre les femmes trop curieuses.

Que vous êtes étrange avec votre curiosité ! lui dit son épouse. Est-ce vous désobliger que de souhaiter de vous voir, puisque vous dites vous-même que vous êtes si agréable ? Eh bien ! quand j'aurai tâché de me satisfaire, qu'en sera-t-il ? - Je vous quitterai, dit le mari. - Et moi, je vous retiendrai, repartit la Belle. - Mais si j'ai juré par le Styx ? continua son époux. - Qui est-il, ce Styx ? dit notre héroïne. Je vous demanderais volontiers s'il est plus puissant que ce qu'on appelle beauté. Quand il le serait, pourriez-vous souffrir que j'errasse par l'univers, et que Psyché se plaignît d'être abandonnée de son mari sur un prétexte de curiosité, et pour ne pas manquer de parole au Styx ? Je ne vous puis croire si déraisonnable. Et le scandale, et la honte ?

- Il paraît bien que vous ne me connaissez pas, repartit l'époux, de m'alléguer le scandale et la honte : ce sont choses dont je ne me mets guère en peine. Quant à vos plaintes, qui vous écoutera ? et que direz-vous ? Je voudrais bien que quelqu'un des Dieux fût si téméraire que de vous accorder sa protection ! Voyez-vous, Psyché, ceci n'est point une raillerie ; je vous aime autant que l'on peut aimer, mais ne me comptez plus pour ami dès le moment que vous m'aurez vu. Je sais bien que vous n'en parlez que par raillerie, et non pas avec un véritable dessein de me causer un tel déplaisir : cependant j'ai sujet de craindre qu'on ne vous conseille de l'entreprendre. Ce ne seront pas les Nymphes : elles n'ont garde de me trahir, ni de vous rendre ce mauvais office : leur qualité de demi-déesses les empêche d'être envieuses : puis, je les tiens toutes par des engagements trop particuliers. Défiez-vous du dehors. Il y a déjà deux personnes au pied de ce mont qui vous viennent rendre visite. Vous et moi nous nous passerions fort bien de ce témoignage de bienveillance. Je les chasserais, car elles me choquent, si le Destin, qui est maître de toutes choses, me le permettait. Je ne vous nommerai point ces personnes. Elles vous appellent de tous côtés. S'il arrive que le Destin porte leur voix jusqu'à vous, ce que je ne saurais empêcher, ne descendez pas, laissez-les crier, et qu'elles viennent comme elles pourront.

Là-dessus il la quitta sans vouloir lui dire quelles personnes c'étaient, quoique la Belle promît avec grands serments de ne pas les aller trouver, et encore moins de les croire.

Voilà Psyché fort embarrassée, comme vous voyez. Deux curiosités à la fois ! y a-t-il femme qui y résistât ? Elle épuisa sur ce dernier point tout ce qu'elle avait de lumières et de conjectures. Cette visite m'étonne, disait-elle en se promenant un peu loin des Nymphes. Ne seraient-ce point mes parents ? Hélas ! mon mari est bien cruel d'envier à deux personnes qui n'en peuvent plus la satisfaction de me voir ! Si les bonnes gens vivent encore, ils ne sauraient être fort éloignés du dernier moment de leur course. Quelle consolation pour eux, que d'apprendre combien je suis pourvue richement, et si avant que d'entrer dans la tombe ils voyaient au moins un échantillon des douceurs et des avantages dont je jouis, afin d'en emporter quelque souvenir chez les morts ! Mais si ce sont eux, pourquoi mon mari se met-il en peine ? ils ne m'ont jamais inspiré que l'obéissance. Vous verrez que ce sont mes soeurs. Il ne doit pas non plus les appréhender : les pauvres femmes n'ont autre soin que de contenter leurs maris. O Dieux ! je serais ravie de les mener en tous les endroits de ce beau séjour, et surtout de leur faire voir la comédie et ma garde-robe. Elles doivent avoir des enfants, si la mort ne les a privées depuis mon départ de ces doux fruits de leur mariage : qu'elles seraient aises de leur reporter mille menus affiquets et joyaux de prix dont je ne tiens compte, et que les Nymphes et moi nous foulons aux pieds, tant ce logis en est plein !

Ainsi raisonnait Psyché, sans qu'il lui fût possible d'asseoir aucun jugement certain sur ces deux personnes : il y avait même des intervalles où elle croyait que ce pouvaient être quelques uns de ses amants. Dans cette pensée, elle disait, quelque peu plus bas : Ne va point en prendre l'alarme, charmant époux ; laisse-les venir ; je te les sacrifierai de la plus cruelle manière dont jamais femme se soit avisée ; et tu en auras le plaisir, fussent-ils enfants de roi.

Ces réflexions furent interrompues par le Zéphyre, qu'elle vit venir à grands pas et fort échauffé. Il s'approcha d'elle avec le respect ordinaire ; lui dit que ses soeurs étaient au pied de cette montagne ; qu'elles avaient plusieurs fois traversé le petit bois sans qu'il leur eût été possible de passer outre, les dragons les arrêtant avec grand'frayeur ; qu'au reste c'était pitié que de les ouïr appeler ; qu'elles n'avaient tantôt plus de voix, et que les échos n'étaient occupés qu'à répéter le nom de Psyché. Le pauvre Zéphyre pensait bien faire. Son maître, qui avait défendu aux Nymphes de donner ce funeste avis, ne s'était pas souvenu de lui en parler.

Psyché le remercia agréablement, et lui dit qu'on aurait peut-être besoin de son ministère. Il ne fut pas sitôt retiré, que la Belle, mettant à part les menaces de son époux, ne songea plus qu'aux moyens d'obtenir de lui que ses soeurs seraient enlevées comme elle à la cime de ce rocher. Elle médita une harangue pour ce sujet, ne manqua pas de s'en servir, de bien prendre son temps, et d'entremêler le tout de caresses. Faites votre compte qu'elle n'omit rien de ce qui pouvait contribuer à sa perte. Je voudrais m'être souvenu des termes de cette harangue ; vous y trouveriez une éloquence, non pas véritablement d'orateur, ni aussi d'une personne qui n'aurait fait toute sa vie qu'écouter.

La Belle représenta, entre autres choses, que son bonheur serait imparfait tant qu'il demeurerait inconnu. A quoi bon tant d'habits superbes ? il savait très bien qu'elle avait de quoi s'en passer : s'il avait cru à propos de lui en faire un présent, ce devait être plutôt pour la montre que pour le besoin. Pourquoi les raretés de ce séjour, si on ne lui permettait de s'en faire honneur ? car à son égard ce n'étaient plus raretés : l'émail des parterres, celui des prés, et celui des pierreries, commençaient à lui être égaux ; leur différence ne dépendait plus que des yeux d'autrui. Il ne fallait pas blâmer une ambition dont elle avait pour exemple tout ce qu'il y a de plus grand au monde. Les rois se plaisent à étaler leurs richesses, et à se montrer quelquefois avec l'éclat et la gloire dont ils jouissent. Il n'est pas jusqu'à Jupiter qui n'en fasse autant. Quant à elle, cela lui était interdit, bien qu'elle en eût plus besoin qu'aucun autre : car, après les paroles de l'oracle, quelle croyance pouvait-on avoir de l'état de sa fortune ? point d'autre, sinon qu'elle vivait enfermée dans quelque repaire, où elle se nourrissait de la proie que lui apportait son mari, devenue compagne des ours : pourvu qu'encore ce même mari eût attendu jusque-là à la dévorer. Qu'il avait intérêt, pour son propre honneur, de détruire cette croyance, et qu'elle lui en parlait beaucoup plus pour lui que pour elle ; quoique, à dire la vérité, il lui fût fâcheux de passer pour un objet de pitié après avoir été un objet d'envie. Et que savait-elle si ses parents n'en étaient point morts ou n'en mourraient point de douleur ? Si ses soeurs l'aimaient, pourquoi leur laisser ce déplaisir ? et si elles avaient d'autres sentiments, y avait-il un meilleur moyen de les punir que de les rendre témoins de sa gloire ? C'est en substance ce que dit Psyché.

Son époux lui repartit : Voilà les meilleures raisons du monde ; mais elles ne me persuaderaient pas, s'il m'était libre d'y résister. Vous êtes tombée justement dans les trois défauts qui ont le plus accoutumé de nuire aux personnes de votre sexe ; la curiosité, la vanité, et le trop d'esprit. Je ne réponds pas à vos arguments, ils sont trop subtils : et puisque vous voulez votre perte, et que le Destin la veut aussi, je vais y mettre ordre et commander au Zéphyre de vous apporter vos soeurs. Plût au Sort qu'il les laissât tomber en chemin !

- Non, non, reprit Psyché quelque peu piquée, puisque leur visite vous déplaît tant, ne vous en mettez plus en peine : je vous aime trop pour vous vouloir obliger à ces complaisances.

- Vous m'aimez trop? repartit l'époux : vous, Psyché, vous m'aimez trop ? et comment voulez-vous que je le croie ? sachez que les vrais amants ne se soucient que de leur amour. Que le monde parle, raisonne, croie ce qu'il voudra ; qu'on les plaigne, qu'on les envie ; tout leur est égal, c'est-à-dire indifférent.

Psyché l'assura qu'elle était dans ces sentiments ; mais il fallait pardonner quelque chose à sa jeunesse, outre l'amitié qu'elle avait toujours eue pour ses soeurs : non qu'elle insistât davantage sur la liberté de les voir. En disant qu'elle ne la demandait pas, ses caresses la demandaient, et l'obtinrent enfin. Son époux lui dit qu'elle possédât à son aise ces soeurs si chéries ; qu'afin de lui en donner le loisir, il demeurerait quelques jours sans la venir voir. Et sur ce que notre héroïne lui demanda s'il trouverait bon qu'elle les régalât de quelques présents. - Non seulement elles, lui dit l'époux, mais leur famille, leur parenté. Divertissez-les comme il vous plaira ; donnez-leur diamants et perles ; donnez-leur tout, puisque tout vous appartient. C'est assez pour moi que vous vous gardiez de les croire. Psyché le promit, et ne le tint pas.

Le monstre partit, et quitta sa femme plus matin que de coutume ; si bien qu'y ayant encore beaucoup de chemin à faire jusqu'à l'aurore, notre héroïne en acheva une partie en rêvant à la visite qu'elle était près de recevoir, une autre partie en dormant. Et à son lever elle fut tout étonnée que les Nymphes lui amenèrent ses soeurs.

La joie de Psyché ne fut pas moindre que sa surprise : elle en donna mille marques, mille baisers, que ses soeurs reçurent au moins mal qu'il leur fut possible, et avec toute la dissimulation dont elles se trouvèrent capables. Déjà l'envie s'était emparée du coeur de ces deux personnes. Comment ! on les avait fait attendre que leur soeur fût éveillée ! Etait-elle d'un autre sang ? avait-elle plus de mérite que ses aînées ? leur cadette être une déesse, et elles de chétives reines ! la moindre chambre de ce palais valait dix royaumes comme ceux de leurs maris ! passe encore pour des richesses ; mais de la divinité, c'était trop. Hé quoi ! les mortelles n'étaient pas dignes de la servir ! on voyait une douzaine de Nymphes à l'entour d'une toilette, à l'entour d'un brodequin ; mais quel brodequin ! qui valait autant que tout ce qu'elles avaient coûté en habits depuis qu'elles étaient au monde. C'est ce qui roulait au coeur de ces femmes, ou, pour mieux dire, de ces furies ; je ne devrais plus les appeler autrement.

Cette première entrevue se passa pourtant comme il faut, grâces à la franchise de Psyché et à la dissimulation de ses soeurs. Leur cadette ne s'habilla qu'à demi, tant il tardait à la Belle de leur montrer sa béatitude ! Elle commença par le point le plus important, c'est-à-dire par les habits, et par l'attirail que le sexe traîne après lui. Il était rangé dans des magasins dont à peine on voyait le bout ; vous savez que cet attirail est une chose infinie. Là se rencontrait avec abondance ce qui contribue non seulement à la propreté, mais à la délicatesse ; équipage de jour et de nuit, vases et baignoires d'or ciselé ; instruments du luxe : laboratoires, non pour les fards, de quoi eussent-ils servi à Psyché, puisque l'usage en était alors inconnu ? L'artifice et le mensonge ne régnaient pas comme ils l'ont en ce siècle-ci : on n'avait point encore vu de ces femmes qui ont trouvé le secret de devenir vieilles à vingt ans, et de paraître jeunes à soixante ; et qui, moyennant trois ou quatre boîtes, l'une d'embonpoint, l'autre de fraîcheur, et la troisième de vermillon, font subsister leurs charmes connue elles peuvent. Certainement l'Amour leur est obligé de la peine qu'elles se donnent. Les laboratoires dont il s'agit n'étaient donc que pour les parfums : il y en avait en eaux, en essences, en poudres, en pastilles, et en mille espèces dont je ne sais pas les noms, et qui n'en eurent possible jamais. Quand tout l'empire de Flore, avec les deux Arabies et les lieux où naît le baume, seraient distillés, on n'en ferait pas un assortiment de senteurs comme celui-là. Dans un autre endroit étaient des piles de joyaux, ornements et chaînes de pierreries, bracelets, colliers, et autres machines qui se fabriquent à Cythère. On étala les filets de perles ; on déploya les habits chamarrés de diamants : il y avait de quoi armer un million de Belles de toutes pièces. Non que Psyché ne se pût passer de ces choses, comme je l'ai déjà dit ; elle n'était pas de ces conquérantes à qui il faut un peu d'aide : mais pour la grandeur et pour la forme son mari le voulait ainsi.

Ses soeurs soupiraient à la vue de ces objets ; c'étaient autant de serpents qui leur rongeaient l'âme. Au sortir de cet arsenal, elles furent menées dans les chambres, puis dans les jardins ; et partout elles avalaient un nouveau poison. [J'ai vu trop de merveilles] Une des choses qui leur causa le plus de dépit, fut qu'en leur présence notre héroïne ordonna aux zéphyrs de redoubler la fraîcheur ordinaire de ce séjour, de pénétrer jusqu'au fond des bois, d'avertir les rossignols qu'ils se tinssent prêts, et que ses soeurs se promèneraient sur le soir en un tel endroit. Il ne lui reste, se dirent les soeurs à l'oreille, que de commander aux saisons et aux éléments. [Zéphire vole aux ordres qu'elle donne]

Cependant les Nymphes n'étaient pas inutiles. Elles préparaient les autres plaisirs, chacune selon son office ; celles-là les collations, celles-ci la symphonie, d'autres les divertissements de théâtre. Psyché trouva bon que ces dernières missent son aventure en comédie. On y joua les plus considérables de ses amants, à l'exception du mari, qui ne parut point sur la scène. Les Nymphes étaient trop bien averties pour le donner à connaître. Mais comme il fallait une conclusion à la pièce, et que cette conclusion ne pouvait être autre qu'un mariage, on fit épouser la Belle par ambassadeurs ; et ces ambassadeurs furent les Jeux et les Ris : mais on ne nomma point le mari.

Ce fut le premier sujet qu'eurent les deux soeurs de douter des charmes de cet époux. Elles s'étaient malicieusement informées de ses qualités, s'imaginant que ce serait un vieux roi, qui, ne pouvant mieux, amusait sa femme avec des bijoux. Mais Psyché leur en avait dit des merveilles : Qu'il n'était guère plus âgé que la plus jeune d'entre elles deux ; qu'il avait la mine d'un Mars, et pourtant beaucoup de douceur en son procédé ; les traits du visage agréables ; galant surtout ; elles en seraient juges elles-mêmes : non de ce voyage, il était absent ; les affaires de son état le retenaient en une province dont elle avait oublié le nom : au reste, qu'elles se gardassent bien d'interpréter l'oracle à la lettre ; ces qualités d'incendiaire et d'empoisonneur n'étaient autre chose qu'une énigme qu'elle leur expliquerait quelque jour, quand les affaires de son époux le lui permettraient.

Les deux soeurs écoutaient ces choses avec un chagrin qui allait jusqu'au désespoir, il fallut pourtant se contraindre pour leur honneur, et aussi pour se conserver quelque créance en l'esprit de leur cadette. Cela leur était nécessaire dans le dessein qu'elles avaient. Les maudites femmes s'étaient proposé de tenter toutes sortes de moyens pour engager leur soeur à se perdre, soit en lui donnant de mauvaises impressions de son mari, soit en renouvelant dans son âme le souvenir d'un de ses amants.

Huit jours se passèrent en divertissements continuels, à toujours changer : nos envieuses se gardaient bien de demander deux fois une même chose ; c'eût été faire plaisir à leur soeur, qui, de son côté, les accablait de caresses. Moins elles avaient lieu de s'ennuyer, et plus elles s'ennuyaient. Elles auraient pris congé dès le second jour, sans la curiosité de voir ce mari qu'elles ne croyaient ni si beau ni si aimable que disait Psyché. Beaucoup de raisons le leur faisaient juger de la sorte : premièrement les paroles de l'oracle ; cette prétendue absence, qui se rencontrait justement dans le temps de leur visite, cette province dont Psyché avait oublié le nom ; l'embarras où elle était en parlant de son mari : elle n'en parlait qu'en hésitant, étant trop bien née et trop jeune pour pouvoir mentir avec assurance. Ses soeurs faisaient leur profit de tout. L'envie leur ouvrait les veux : c'est un démon qui ne laisse rien échapper et qui tire conséquence de toutes choses, aussi bien que la jalousie.

Au bout des huit jours, Psyché congédia ses aînées avec force dons et prières de revenir : qu'on ne les ferait plus attendre comme on avait fait ; qu'elle tâcherait d'obtenir de son mari que les dragons fussent enchaînés ; qu'aussitôt qu'elles seraient arrivées au pied du rocher on les enlèverait au sommet, soit le Zéphyre en personne, soit son haleine ; elles n'auraient qu'à s'abandonner dans les airs. Les présents que leur fit Psyché furent des essences et des pierreries ; force raretés à leurs maris ; toutes sortes de jouets à leurs enfants : quant aux personnes dont la Belle tenait le jour, deux fioles d'un élixir capable de rajeunir la vieillesse même.

Les deux soeurs parties, et le mari revenu, Psyché lui conta tout ce qui s'était passé, et le reçut avec les caresses que l'absence a coutume de produire entre nouveaux mariés ; si bien que le monstre, ne trouvant point l'amour de sa femme diminué ni sa curiosité accrue, se mit en l'esprit qu'en vain il craignait ces soeurs, et se laissa tellement persuader, qu'il agréa leurs visites, et donna les mains à tout ce que voulut sa femme sur ce sujet.

Les soeurs ne trouvèrent pas à propos de révéler ces merveilles ; c'eût été contribuer elles-mêmes à la gloire de leur cadette. Elles dirent que leur voyage avait été inutile ; qu'elles n'avaient point vu Psyché, mais qu'elles espéraient la voir par le moyen d'un jeune homme appelé Zéphyre, qui tournent sans cesse à l'entour du roc, et qu'elles gagneraient infailliblement, pourvu qu'elles s'en voulussent donner la peine.

Quand elles étaient seules, et qu'on ne pouvait les entendre, elles se plaignaient l'une à l'autre de la félicité de leur soeur. Si son mari, disait l'une, est aussi bien fait qu'il est riche, notre cadette se peut vanter que l'épouse de Jupi-ter n'est pas si heureuse qu'elle. Pourquoi le Sort lui a-t-il donné tant d'avantage sur nous ? méritions-nous moins que cette jeune étourdie ? et n'avions-nous pas autant de beauté et plus d'esprit qu'elle ?

Je voudrais que vous sussiez, disait l'autre, quelle sorte de mari j'ai épousé ; il a toujours une douzaine de médecins à l'entour de sa personne. Je ne sais comme il ne les fait point coucher avec lui : car pour me faire cet honneur, cela ne lui arrive que rarement, et par des considérations d'état ; encore faut-il qu'Esculape le lui conseille.

Ma condition, continuait la première, est pire que tout cela ; car non seulement mon mari me prive des caresses qui me sont dues, mais il en fait part à d'autres personnes. Si votre époux a une douzaine de médecins à l'entour de lui, je puis dire que le mien a deux fois autant de maîtresses, qui toutes, grâces à Lucine, ont le don de fécondité. La famille royale est tantôt si ample qu'il y aurait de quoi faire une colonie très considérable.

C'est ainsi que nos envieuses se confirmaient dans leur mécontentement et dans leur dessein. Un mois était à peine écoulé qu'elles proposèrent un second voyage. Les parents l'approuvèrent fort : les maris ne le désapprouvèrent pas ; c'était autant de temps passé sans leurs femmes. Elles partent donc, laissent leur train à l'entrée du bois, arrivent au pied du rocher sans obstacle et sans dragons. Le Zéphyre ne parut point, et ne laissa pas de les enlever.

Ce méchant couple amenait avec lui
La curieuse et misérable envie.
Pâle démon que le bonheur d'autrui
Nourrit de fiel et de mélancolie.

Cela ne les rendit pas plus pesantes : au contraire, la maigreur étant inséparable de l'envie, la charge n'en fut que moindre, et elles se trouvèrent en peu d'heures dans le palais de leur soeur. On les y reçut si bien que leur déplaisir en augmenta de moitié.

Psyché, s'entretenant avec elles, ne se souvint pas de la manière dont elle leur avait peint son mari la première fois ; et, par un défaut de mémoire où tombent ordinairement ceux qui ne disent pas la vérité, elle le fit de moitié plus jeune, d'une beauté délicate, et non plus un Mars, mais un Adonis qui ne ferait que sortir de page.

Les soeurs, étonnées de ces contradictions, ne surent d'abord qu'en juger. Tantôt elles soupçonnaient leur soeur de se railler d'elles, tantôt de leur déguiser les défauts de son mari. A la fin elles la tournèrent de tant de côtés, que la pauvre épouse avoua la chose comme elle était. Ce fut aussitôt de lui glisser leur venin, mais d'une manière que Psyché ne s'en pût apercevoir. Toute honnête femme, lui dirent-elles, se doit contenter du mari que les Dieux lui ont donné, quel qu'il puisse être, et ne pas pénétrer plus avant qu'il ne plaît à ce mari. Si c'était toutefois un monstre que vous eussiez épousé, nous vous plaindrions ; d'autant plus que vous pouvez en devenir grosse : et quel déplaisir de mettre au jour des enfants que le jour n'éclaire qu'avec horreur, et qui vous font rougir vous et la nature ! - Hélas ! dit la Belle avec un soupir, je n'avais pas encore fait de réflexions là-dessus. Ses soeurs, lui avant allégué de méchantes raisons pour ne s'en pas soucier, se séparèrent un peu d'elle, afin de laisser agir leur venin.

Quand Psyché fut seule, toutes ses craintes, tous ses soupçons lui revinrent dans la pensée. Ah ! mes soeurs, s'écria-t-elle, en quelle peine vous m'avez mise ! Les personnes riches souhaitent d'avoir des enfants : moi qui ne suis entourée que de pierreries, il faut que je fasse des voeux au contraire. C'est être bien malheureuse, que de posséder tant de trésors et appréhender la fécondité ! Elle demeura quelque temps comme ensevelie dans cette pensée, puis recommença avec plus de véhémence qu'auparavant. Quoi ! Psyché peuplera de monstres tout l'univers ! Psyché à qui l'on a dit tant de fois qu'elle le peuplerait d'Amours et de Grâces ! non, non ; je mourrai plutôt que de m'exposer davantage à un tel hasard. En arrive ce qui pourra, je veux m'éclaircir ; et si je trouve que mon mari soit tel que je l'appréhende, il peut bien se pourvoir de femme ; je ne voudrais pas l'être un seul moment du plus riche monstre de la nature.

Nos deux furies, qui ne s'étaient pas tant éloignées qu'elles ne pussent voir l'effet du poison, entendirent plus qu'à demi ces paroles, et se rapprochèrent. Psyché leur déclara naïvement la résolution qu'elle avait prise. Pour fortifier ce sentiment, les deux soeurs le combattirent ; et, non contentes de le combattre, elles firent encore mille façons propres à augmenter la curiosité et l'inquiétude : elles se parlaient à l'oreille, haussaient les épaules, jetaient des regards de pitié sur leur soeur.

La pauvre épouse ne put résister à tout cela. Elle les pressa à la fin d'une telle sorte, qu'après un nombre infini de précautions elles lui dirent tout bas :

Nous voulons bien vous avertir que nous avons vu sur le point du jour un dragon dans l'air. Il volait avec assez de peine, appuyé sur le Zéphyre, qui volait aussi à côté de lui. Le Zéphyre l'a soutenu jusqu'à l'entrée d'une caverne effroyable. Là le dragon l'a congédié et s'est étendu sur le sable. Comme nous n'étions pas loin, nous l'avons vu se repaître de toutes sortes d'insectes : vous savez que les avenues de ce palais en fourmillent. Après ce repas et un sifflement, il s'est traîné sur le ventre dans la caverne. Nous qui étions étonnées et toutes tremblantes, nous nous sommes éloignées de cet endroit avec le moins de bruit que nous avons pu, et avons fait le tour du rocher, de peur que le dragon ne nous entendit lorsque nous vous appellerions. Nous vous avons même appelée moins haut que nous n'avions fait à la précédente visite. Aux premiers accents de notre voix, une douce haleine est venue nous enlever, sans que le Zéphyre ait paru.

C'était mensonge que tout cela ; cependant Psyché y ajouta foi : les personnes qui sont en peine croient volontiers ce qu'elles appréhendent. De ce moment-là notre héroïne cessa de goûter sa béatitude, et n'eut en l'esprit qu'un dragon imaginaire dont la pensée ne la quitta point. C'était à son compte ce digne époux que les Dieux lui avaient donné, avec qui elle avait en des conversations si touchantes, passé des heures si agréables, goûté de si doux plaisirs. Elle ne trouvait plus étrange qu'il appréhendât d'être vu ; c'était judicieusement fait à lui.

Il y avait pourtant des moments où notre héroïne doutait. Les paroles de l'oracle ne lui semblaient nullement convenir à la peinture de ce dragon. Mais voici comme elle accordait l'un et l'autre. Mon mari est un démon, ou bien un magicien qui se fait tantôt dragon, tantôt loup, tantôt empoisonneur et incendiaire, mais toujours monstre. Il me fascine les yeux, et me fait accroire que je suis dans un palais, servie par des Nymphes, environnée de magnificence, que j'entends des musiques, que je vois des comédies ; et tout cela, songe : il n'y a rien de réel, sinon que je couche aux côtés d'un monstre ou de quelque magicien ; l'un ne vaut pas mieux que l'autre. [Peut-être ce Palais n'est qu'un enchantement]

Le désespoir de Psyché passa si avant que ses soeurs eurent tout sujet d'en être contentes ; ce que ces misérables femmes se gardèrent bien de témoigner. Au contraire, elles firent les affligées : elles prirent même à tâche de consoler leur cadette, c'est-à-dire de l'attrister encore davantage, et lui faire voir que, puisqu'elle avait besoin qu'on la consolât, elle était véritablement malheureuse. Notre héroïne, ingénieuse à se tourmenter, fit ce qu'elle put pour les satisfaire. Mille pensées lui vinrent en l'esprit, et autant de résolutions différentes, dont la moins funeste était d'avancer ses jours sans essayer de voir son mari. Je m'en irai, disait-elle, parmi les morts, avec cette satisfaction que de m'être fait violence pour lui complaire. La curiosité fut toutefois la plus forte, outre le dépit d'avoir servi aux plaisirs d'un monstre. Comment se montrer après cela ? Il fallait sortir du monde ; mais il en fallait sortir par une voie honorable : c'était de tuer celui qui se trouveroit avoir abusé de sa beauté, et se tuer elle-même après.

Psyché ne se put rien imaginer de plus à propos ni de plus expédient ; elle en demeura donc là. Il ne restait plus que de trouver les moyens de l'exécuter ; c'est où la difficulté consistait : car premièrement, de voir son mari, il ne se pouvait ; on emportait les flambeaux dès qu'elle était dans le lit : de le tuer, encore moins ; il n'y avait en ce séjour bienheureux, ni poison, ni poignard, ni autre instrument de vengeance et de désespoir. Nos envieuses y pourvurent, et promirent à la pauvre épouse de lui apporter au plutôt une lampe et un poignard : elle cacherait l'un et l'autre jusqu'à l'heure que le sommeil se rendait maître de ce palais, et tenait charmés le monstre et les Nymphes ; car c'était un des plaisirs de ce beau séjour que de bien dormir. Dans ce dessein les deux soeurs partirent.

Pendant leur absence, Psyché eut grand soin de s'affliger, et encore plus grand soin de dissimuler son affliction. Tous les artifices dont les femmes ont coutume de se servir quand elles veulent tromper leurs maris furent employés par la Belle : ce n'étaient qu'embrassements et caresses, complaisances perpétuelles, protestations et serments de ne point aller contre le vouloir de son cher époux : on n'y omit rien, non seulement envers le mari, mais envers les Nymphes ; les plus clairvoyantes y furent trompées. Que si elle se trouvait seule, l'inquiétude la reprenait. Tantôt elle avait peine à s'imaginer qu'un mari qu'à toutes sortes de marques elle avait sujet de croire jeune et bien fait, qui avait la peau et l'humeur si douces, le ton de voix si agréable, la conversation si charmante ; qu'un mari qui aimait sa femme et qui la traitait comme une maîtresse ; qu'un mari, dis-je, qui était servi par des Nymphes, et qui traînait à sa suite tous les plaisirs, fût quelque magicien ou quelque dragon. Ce que la Belle avait trouvé si délicieux au toucher, et si digne de ses baisers, était donc la peau d'un serpent ! jamais femme s'était-elle trompée de la sorte ? D'autres fois elle se remettait en mémoire la pompe funèbre qui avait servi de cérémonie à son mariage, les horribles hôtes de ce rocher, surtout le dragon qu'avaient vu ses soeurs, et qui, étant soutenu par le Zéphyre, ne pouvait être autre que son mari. Cette dernière pensée l'emportait toujours sur les autres ; soit par une fatalité particulière, soit à cause que c'était la pire, et que notre esprit va naturellement là.

Au bout de cinq ou six jours les deux soeurs revinrent. Elles s'étaient abandonnées dans les airs comme si elles eussent voulu se laisser tomber. Un souffle agréable les avait incontinent enlevées et portées au sommet du roc.

Psyché leur demanda dès l'abord où étaient la lampe et le poignard.

Les voici, dit ce couple ; et nous vous assurons
De la clarté que fait la lampe.
Pour le poignard, il est des bons,
Bien affilé, de bonne trempe ;
Comme nous vous aimons, et ne négligeons rien
Quand il s'agit de votre bien,
Nous avons eu le soin d'empoisonner la lame :
Tenez-vous sûre de ses coups ;
C'est fait du monstre votre époux,
Pour peu que ce poignard l'entame.
A ces mots un trait de pitié
Toucha le coeur de notre Belle :
Je vous rends grâces, leur dit-elle.
De tant de marques d'amitié.

Psyché leur dit ces paroles assez froidement ; ce qui leur fit craindre qu'elle n'eût changé d'avis : mais elles reconnurent bientôt que l'esprit de leur cadette était toujours dans la même assiette, et que ce sentiment de pitié, dont elle n'avait pas été la maîtresse, était ordinaire à ceux qui sont sur le point de faire du mal à quelqu'un.

Quand nos deux furies eurent mis leur soeur en train de se perdre, elles la quittèrent, et ne firent pas long séjour aux environs de cette montagne.

Le mari vint sur le soir, avec une mélancolie extraordinaire, et qui lui devait être un pressentiment de ce qui se préparait contre lui : mais les caresses de sa femme le rassurèrent, il se coucha donc, et s'abandonna au sommeil aussitôt qu'il fut couché.

Voilà Psyché bien embarrassée : comme on ne connaît l'importance d'une action que quand on est près de l'exécuter, elle envisagea la sienne dans ce moment-là avec ses suites les plus fâcheuses, et se trouva combattue de je ne sais combien de passions aussi contraires que violentes. L'appréhension, le dépit, la pitié, la colère, et le désespoir, la curiosité principalement, tout ce qui porte à commettre quelque forfait, et tout ce qui en détourne, s'empara du coeur de notre héroïne, et en fit la scène de cent agitations différentes ; chaque passion le tirait à soi. Il fallut pourtant se déterminer. Ce fut en faveur de la curiosité que la belle se déclara ; car pour la colère, il lui fut impossible de l'écouter quand elle songea qu'elle allait tuer son mari. On n'en vient jamais à une telle extrémité sans de grands scrupules, et sans avoir beaucoup à combattre. Qu'on fasse telle mine que l'on voudra, qu'on se querelle, qu'on se sépare, qu'on proteste de se haïr, il reste toujours un levain d'amour entre deux personnes qui ont été unies si étroitement.

Ces difficultés arrêtèrent la pauvre épouse quelque peu de temps. Elle les franchit à la fin, se leva sans bruit, prit le poignard et la lampe qu'elle avait cachés, s'en alla le plus doucement qu'il lui fut possible vers l'endroit du lit où le monstre s'était couché, avançant un pied, puis un autre, et prenant bien garde à les poser par mesure, comme si elle eût marché sur des pointes de diamants. Elle retenait jusqu'à son haleine, et craignait presque que ses pensées ne la décelassent. Il s'en fallut peu qu'elle ne priât son ombre de ne point faire de bruit en l'accompagnant.

A pas tremblants et suspendus
Elle arrive enfin où repose
Son époux aux bras étendus,
Epoux plus beau qu'aucune chose ;
C'était aussi l'Amour : son teint, par sa fraîcheur.
Par son éclat, par sa blancheur,
Rendait le lis jaloux, faisait honte à la rose.
Avant que de parler du teint,
Je devais vous avoir dépeint,
Pour aller par ordre en l'affaire.
La posture du Dieu. Son col était penché ;
C'est ainsi que le Somme en sa grotte est couché ;
Ce qu'il ne fallait pas vous taire.
Ses bras à demi nus étalaient des appas,
Non d'un Hercule ou d'un Atlas,
D'un Pan, d'un Sylvain ou d'un Faune,
Ni même ceux d'une Amazone ;
Mais ceux d'une Vénus à l'âge de vingt ans.
Ses cheveux épars et flottants.
Et que les mains de la Nature
Avaient frisés à l'aventure,
Celles de Flore parfumés,
Cachaient quelques attraits dignes d'être estimés ;
Mais Psyché n'en était qu'à prendre plus facile,
Car pour un qu'ils cachaient elle en soupçonnait mille ;
Leurs anneaux, leurs boucles, leurs noeuds,
Tour à tour de Psyché reçurent tous des voeux ;
Chacun eut à part son hommage.
Une chose nuisit pourtant à ces cheveux ;
Ce fut la beauté du visage.
Que vous en dirai-je ? et comment
En parler assez dignement ?
Suppléez à mon impuissance ;
Je ne vous aurais d'aujourd'hui
Dépeint les beautés de celui
Qui des beautés a l'intendance.
Que dirais-je des traits où les Ris sont logés ?
De ceux que les Amours ont entre eux partagés ?
Des yeux aux brillantes merveilles,
Qui sont les portes du désir ;
Et surtout des lèvres vermeilles,
Qui sont les sources du plaisir ?

Psyché demeura comme transportée à l'aspect de son époux. Dès l'abord elle jugea bien que c'était l'Amour ; car quel autre Dieu lui aurait paru si agréable ?

Ce que la beauté, la jeunesse, le divin charme qui communique à ces choses le don de plaire ; ce qu'une personne faite à plaisir peut causer aux yeux de volupté, et de ravissement à l'esprit, Cupidon en ce moment-là le fit sentir à notre héroïne. Il dormait à la manière d'un Dieu, c'est-à-dire profondément, penché nonchalamment sur son oreiller, un bras sur sa tête, l'autre bras tombant sur les bords du lit, couvert à demi d'un voile de gaze, ainsi que sa mère en use, et les Nymphes aussi, et quelquefois les Bergères.

La joie de Psyché fut grande ; si l'on doit appeler joie ce qui est proprement extase : encore ce mot est-il faible, et n'exprime pas la moindre partie du plaisir que reçut la Belle. Elle bénit mille fois le défaut du sexe, se sut très bon gré d'être curieuse, bien fâchée de n'avoir pas contrevenu dès le premier jour aux défenses qu'on lui avait faites et à ses serments. Il n'y avait pas d'apparence, selon son sens, qu'il en dût arriver de mal ; au contraire, cela était bien, et justifiait les caresses que jusque-là elle avait cru faire à un monstre. La pauvre femme se repentait de ne lui en avoir pas fait davantage : elle était honteuse de son peu d'amour, toute prête de réparer cette faute si son mari le souhaitait, quand même il ne le souhaiterait pas.

Ce ne fut pas à elle peu de retenue de ne point jeter et lampe et poignard pour s'abandonner à son transport. Véritablement le poignard lui tomba des mains, mais la lampe non, elle en avait trop affaire, et n'avait pas encore vu tout ce qu'il y avait à voir. Une telle commodité ne se rencontrait pas tous les jours, il s'en fallait donc servir : c'est ce qu'elle fit, sollicitée de faire cesser son plaisir par son plaisir même. Tantôt la bouche de son mari lui demandait un baiser, et tantôt ses yeux ; mais la crainte de l'éveiller l'arrêtait tout court. Elle avait de la peine à croire ce qu'elle voyait, se passait la main sur les yeux, craignant que ce ne fût songe et illusion ; puis recommençait à considérer son mari. Dieux immortels ! dit-elle en soi-même, est-ce ainsi que sont faits les monstres ? comment donc est fait ce que l'on appelle Amour ? Que tu es heureuse, Psyché ! Ah ! divin époux ! pourquoi m'as-tu refusé si longtemps la connaissance de ce bonheur ? craignais-tu que je n'en mourusse de joie ? était-ce pour plaire à ta mère ou à quelqu'une de tes maîtresses ? car tu es trop beau pour ne faire le personnage que de mari. Quoi ! je t'ai voulu tuer ! quoi ! cette pensée m'est venue ! O Dieux ! je frémis d'horreur à ce souvenir. Suffisait-il pas, cruelle Psyché, d'exercer ta rage contre toi seule ? l'univers n'y eût rien perdu : et sans ton époux que deviendrait-il ? Folle que je suis ! mon mari est immortel : il n'a pas tenu à moi qu'il ne le fût point. Après ces réflexions il lui prit envie de regarder de plus près celui qu'elle n'avait déjà que trop vu. Elle pencha quelque peu l'instrument fatal qui l'avait jusque-là servie si utilement. Il en tomba sur la cuisse de son époux une goutte d'huile enflammée. La douleur éveilla le Dieu. Il vit la pauvre Psyché qui, toute confuse, tenait sa lampe ; et, ce qui fut de plus malheureux, il vit aussi le poignard tombé près de lui.

Dispensez-moi de vous raconter le reste : vous seriez touchés de trop de pitié au récit que je vous ferais.

Là finit de Psyché le bonheur et la gloire :
Et là votre plaisir pourrait cesser aussi.
Ce n'est pas mon talent d'achever une histoire
Qui se termine ainsi.

[…] [Débat esthétique sur la nature des passions]

LIVRE SECOND

La criminelle Psyché n'eut pas l'assurance de dire un mot. Elle se pouvait jeter à genoux devant son mari, elle lui pouvait conter comme la chose s'était passée ; et si elle n'eût justifié entièrement son dessein, elle en aurait du moins rejeté la faute sur ses deux soeurs : en tout cas elle pouvait demander pardon, prosternée aux pieds de l'Amour, les lui embrassant avec des marques de repentir, et les lui mouillant de ses larmes. Il y avait outre cela un parti à prendre ; c'était de relever le poignard par la pointe, et le présenter à son mari en lui découvrant son sein et en l'invitant de percer un coeur qui s'était révolté contre lui. L'étonnement et sa conscience lui ôtèrent l'usage de la parole et celui des sens : elle demeura immobile, et, baissant les yeux, elle attendit avec des transes mortelles sa destinée.

Cupidon, outré de colère, ne sentit pas la moitié du mal que la goutte d'huile lui aurait fait dans un autre temps. Il jeta quelques regards foudroyants sur la malheureuse Psyché ; puis, sans lui faire seulement la grâce de lui reprocher son crime, ce Dieu s'envola, et le palais disparut. Plus de Nymphes, plus de Zéphyre : la pauvre épouse se trouva seule sur le rocher, demi-morte, pâle, tremblante, et tellement possédée de son excessive douleur, qu'elle demeura longtemps les yeux attachés à terre sans se connaître, et sans prendre garde qu'elle était nue. Ses habits de fille étaient à ses pieds ; elle avait les yeux dessus, et ne les apercevait pas.

Cependant l'Amour était demeuré dans l'air, afin de voir à quelles extrémités son épouse serait réduite, ne voulant pas qu'elle se portât à aucune violence contre sa vie, soit que le courroux du Dieu n'eût pas éteint tout à fait en lui la compassion, soit qu'il réservât Psyché à de longues peines, et à quelque chose de plus cruel que de se tuer soi-même. Il la vit tomber évanouie sur la roche dure : cela le toucha, mais non jusqu'au point de l'obliger à ne se plus souvenir de la faute de son épouse.

Psyché ne revint à soi de longtemps après. La première pensée qu'elle eut, ce fut de courir à un précipice. Là, considérant les abymes, leur profondeur, les pointes des rocs toutes prêtes à la mettre en pièces ; et levant quelquefois les yeux vers la Lune qui l'éclairait : Soeur du Soleil, lui dit-elle, que l'horreur du crime ne t'empêche pas de me regarder : sois témoin du désespoir d'une malheureuse ; et fais-moi la grâce de raconter à celui que j'ai offensé les circonstances de mon trépas, mais ne les raconte point aux personnes dont je tiens le jour. Tu vois dans ta course des misérables ; dis-moi, y en a-t-il un de qui l'infortune ne soit légère au prix de la mienne ? Rochers élevés, qui serviez naguère de fondements à un palais dont j'étais maîtresse, qui aurait dit que la nature vous eût formés pour me servir maintenant à un usage si différent ?

A ces mots elle regarda encore le précipice ; et en même temps la mort se montra à elle sous sa forme la plus affreuse. Plusieurs fois elle voulut s'élancer, plusieurs fois aussi un sentiment naturel l'en empêcha. Quelles sont, dit-elle, mes destinées ! j'ai quelque beauté ; je suis jeune ; il n'y a qu'un moment que je possédais le plus agréable de tous les Dieux, et je vais mourir ! je me vais moi-même donner la mort ! faut-il que l'Aurore ne se lève plus pour Psyché ! quoi ! voilà les derniers instants qui me sont donnés par les Parques ! Encore si ma nourrice me fermait les yeux ! si je n'étais point privée de la sépulture !

Ces irrésolutions et ces retours vers la vie, qui font la peine de ceux qui meurent, et dont les plus désespérés ne sont pas exempts, entretinrent un cruel combat dans le coeur de notre héroïne. Douce lumière, s'écria-t-elle, qu'il est difficile de te quitter ! Hélas ! en quels lieux irai-je quand je me serai bannie moi-même de ta présence ? Charitables filles d'enfer, aidez-moi à rompre les noeuds qui m'attachent ; venez, venez me représenter ce que j'ai perdu. Alors elle se recueillit en elle-même ; et l'image de son malheur, étouffant enfin ce reste d'amour pour la vie, l'obligea de s'élancer avec tant de promptitude et de violence, que le Zéphyre, qui l'observait et qui avait ordre de l'enlever quand le comble du désespoir l'aurait amenée à ce point, n'eut presque pas le loisir d'y apporter le remède. Psyché n'était plus, s'il eût attendu encore un moment. Il la retira du gouffre ; et, lui faisant prendre un autre chemin dans les airs que celui qu'elle avait choisi, il l'éloigna de ces lieux funestes, et l'alla poser avec ses habits sur le bord d'un fleuve dont la rive, extraordinairement haute et fort escarpée, pouvait passer pour un précipice encore plus horrible que le premier.

C'est l'ordinaire des malheureux d'interpréter toutes choses sinistrement. Psyché se mit en l'esprit que son époux, outré de ressentiment, ne l'avait fait transporter sur le bord d'un fleuve qu'afin qu'elle se noyât ; ce genre de mort étant plus capable de le satisfaire que l'autre, parce qu'il était plus lent, et par conséquent plus cruel. Peut-être même ne fallait-il pas qu'elle souillât de sang ces rochers. Savait-elle si son mari ne les avait point destinés à un usage tout opposé ? Ce pouvait être une retraite amoureuse où l'Infant de Cypre, craignant sa mère, logeait secrètement ses maîtresses, comme il y avait logé son épouse ; car le lieu était écarté et inaccessible : ainsi elle aurait commis un sacrilège si elle avait fait servir à son désespoir ce qui ne servait qu'aux plaisirs.

Voilà comme raisonnait la pauvre Psyché, ingénieuse à se procurer du mal, mais bien éloignée de l'intention qu'avait eue l'Amour, à qui cet endroit où la Belle se trouvait alors était venu fortuitement dans l'esprit, ou qui peut-être l'avait laissé à la discrétion du Zéphyre. Il voulait la faire souffrir ; tant s'en faut qu'il exigeât d'elle une mort si prompte. Dans cette pensée il défendit au Zéphyre de la quitter, pour quelque occasion que ce fût, quand même Flore lui aurait donné un rendez-vous, tant que cette première violence eût jeté son feu.

Je me suis étonné cent fois comme le Zéphyre n'en devint pas amoureux. Il est vrai que Flore a bien du mérite : puis de courir sur les pas d'un maître, et d'un maître comme l'Amour, c'eût été à lui une perfidie trop grande, et même inutile.

Le Zéphyre ayant donc l'oeil incessamment sur Psyché, et lui voyant regarder le fleuve d'une manière toute pitoyable, il se douta de quelque nouvelle pensée de désespoir ; et, pour n'être pas surpris encore une fois, il en avertit aussitôt le Dieu de ce fleuve, qui, de bonne fortune, tenait sa cour à deux pas de là, et qui avait alors auprès de lui la meilleure partie de ses Nymphes.

Ce Dieu était d'un tempérament froid, et ne se souciait pas beaucoup d'obliger la Belle ni son mari. Néanmoins la crainte qu'il eut que les poètes ne le diffamassent si la première Beauté du monde, fille de roi, et femme d'un Dieu, se noyait chez lui, et ne l'appelassent frère du Styx ; cette crainte, dis-je, l'obligea de commander à ses Nymphes qu'elles recueillissent Psyché, et qu'elles la portassent vers l'autre rive, qui était moins haute et plus agréable que celle-là, près de quelque habitation. Les Nymphes lui obéirent avec beaucoup de plaisir. Elles se rendirent toutes à l'endroit où était la Belle, et se cachèrent sous le rivage.

Psyché faisait alors des réflexions sur son aventure, ne sachant que conjecturer du dessein de son mari, ni à quelle mort se résoudre. A la fin, tirant de son coeur un profond soupir : Eh bien ! dit-elle, je finirai ma vie dans les eaux : veuillent seulement les Destins que ce supplice te soit agréable ! Aussitôt elle se précipita dans le fleuve, bien étonnée de se voir incontinent entre les bras de Cymodocé et de la gentille Naïs. Ce fut la plus heureuse rencontre du monde. Ces deux Nymphes ne faisaient presque que de la quitter : car l'Amour en avait choisi de toutes les sortes et dans tous les choeurs pour servir de filles d'honneur à notre héroïne pendant le temps bienheureux où elle avait part aux affections et à la fortune d'un Dieu.

Cette rencontre, qui devait du moins lui apporter quelque consolation, ne lui apporta au contraire que du déplaisir. Comment se résoudre sans mourir à paraître ainsi malheureuse et abandonnée devant celles qui la servaient il n'y avait pas plus d'une heure ? telle est la folie de l'esprit humain ; les personnes nouvellement déchues de quelque état florissant fuient les gens qui les connaissent, avec plus de soin qu'elles n'évitent les étrangers, et préfèrent souvent la mort au service qu'on leur peut rendre. Nous supportons le malheur, et ne saurions supporter la honte.

Je ne vous assurerai pas si ce fleuve avait des Tritons et ne sais pas bien si c'est la coutume des fleuves que d'en avoir. Ce que je vous puis assurer c'est qu'aucun Triton n'approcha de notre héroïne. Les seules Naïades eurent cet honneur. Elles se pressaient si fort autour de la Belle que malaisément un Triton y eût trouvé place. Naïs et Cymodocé la tenaient entre leurs bras, tandis que d'abattement et de lassitude elle se laissait aller la tête languissamment, tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre, arrosant leur sein tour à tour avec ses larmes.

Aussitôt qu'elle fut à bord, ces deux Nymphes, qui avaient été du nombre de ses favorites, comme prudentes et discrètes entre toutes les Nymphes du monde, firent signe à leurs compagnes de se retirer ; et ne diminuant rien du respect avec lequel elles la servaient pendant sa fortune, elles prirent ses habits des mains du Zéphyre, qui se retira aussi, et demandèrent à Psyché si elle ne voulait pas bien qu'elles eussent l'honneur de l'habiller encore une fois. Psyché se jeta à leurs pieds pour toute réponse, et les leur baisa.

Cet abaissement excessif leur causa beaucoup de confusion et de pitié. L'Amour même en fut touché plus que de pas une chose qui fût arrivée à notre héroïne depuis sa disgrâce. Il ne l'avait point quittée de vue, recevant quelque satisfaction à l'aspect du mal qu'elle se faisait ; car cela ne pouvait partir que d'un bon principe. Cupidon goûtait dans les airs ce cruel plaisir. Le battement de ses ailes obligea Naïs et Cymodocé de tourner la tête : elles aperçurent le Dieu ; et par considération tout au moins autant que par respect, mais principalement pour faire plaisir à la Belle, elles se retirèrent à leur tour.

Eh bien ! Psyché, dit l'Amour, que te semble de ta fortune ? est-ce impunément que l'on veut tuer le maître des Dieux ? il te tardait que tu te fusses détruite : te voilà contente ; tu sais comme je suis fait, tu m'as vu : mais de quoi cela te peut-il servir ? je t'avertis que tu n'es plus mon épouse.

Jusque-là la pauvre Psyché l'avait écouté sans lever les yeux : à ce mot d'épouse elle dit : Hélas ! je suis bien éloignée de prendre cette qualité ; je n'ose seulement espérer que vous me recevrez pour esclave. - Ni mon esclave non plus, reprit l'Amour ; c'est de ma mère que tu l'es ; je te donne à elle. Et garde-toi bien d'attenter contre ta vie ; je yeux que tu souffres, mais je ne veux pas que tu meures ; tu en serais trop tôt quitte. Que si tu as dessein de m'obliger, venge-moi de tes deux démons de soeurs ; n'écoute ni considération du sang ni pitié ; sacrifie-les-moi. Adieu, Psyché ; la brûlure que cette lampe m'a faite ne me permet pas de t'entretenir plus longtemps.

Ce fut bien là que l'affliction de notre héroïne reprit des forces. Exécrable lampe ! maudite lampe ! avoir brûlé un Dieu si sensible et si délicat ! qui ne saurait rien endurer ! l'Amour ! Pleure, pleure, Psyché ; ne te repose ni jour ni nuit : cherche sur les monts et dans les vallées quelque herbe pour le guérir, et porte-la lui. S'il ne s'était point tant pressé de me dire adieu, il verrait l'extrême douleur que son mal me fait, et ce lui serait un soulagement : mais il est parti ! il est parti sans me laisser aucune espérance de le revoir !

Cependant l'Aurore vint éclairer l'infortune de notre Belle, et amena ce jour-là force nouveautés. Vénus, entre autres, fut avertie de ce qui était arrivé à Psyché ; et voyez comme les choses se rencontrent. Les médecins avaient ordonné à cette Déesse de se baigner pour des chaleurs qui l'incommodaient. Elle prenait son bain dès le point du jour, puis se recouchait. C'était dans ce fleuve qu'elle se baignait d'ordinaire, à cause de la qualité de ses eaux refroidissantes. Je pense même vous avoir dit que le Dieu du fleuve en tenait un peu. Une oie babillarde qui savait ces choses, et qui, se trouvant cachée entre des glaïeuls, avait vu Psyché arriver à bord, et avait entendu ensuite les reproches de son mari, ne manqua pas d'aller redire à Vénus toute l'aventure de point en point. Vénus ne perd point de temps ; elle envoie gens de tous les côtés, avec ordre de lui amener morte ou vive Psyché son esclave.

Il s'en fallut peu que ces gens ne la rencontrassent. Dès que son époux l'eut quittée elle s'habilla, ou, pour mieux parler, elle jeta sur soi ses habits : c'étaient ceux qu'elle avait quittés en se mariant, habits lugubres et commandés par l'oracle, comme vous pouvez vous en souvenir. En cet état elle résolut d'aller par le monde cherchant quelque herbe pour la brûlure de son mari, puis de le chercher lui-même.

Psyché n'eut pas marché une demi-heure qu'elle crut apercevoir un peu de fumée qui sortait d'entre des arbres et des rochers. C'était l'habitation d'un pêcheur, située au penchant d'un mont où les chèvres mêmes avaient de la peine à monter. Ce mont, revêtu de chênes aussi vieux que lui, et tout plein de rocs, présentait aux yeux quelque chose d'effroyable, mais de charmant. Le caprice de la nature ayant creusé deux ou trois de ces rochers qui étaient voisins l'un de l'autre, et leur ayant fait des passages de communication et d'issue, l'industrie humaine avait achevé cet ouvrage, et en avait fait la demeure d'un bon vieillard et de deux jeunes bergères. Encore que Psyché, dans ces commencements, fut timide et appréhendât la moindre rencontre, si est-ce qu'elle avait besoin de s'enquérir en quelle contrée elle était, et si on ne savait point une composition, une racine, ou une herbe pour la brûlure de son mari.

Elle adressa donc ses pas vers le lieu où elle avait vu cette fumée, ne découvrant aucune habitation que celle-là de quelque côté que sa vue se pût étendre. Il n'y avait point d'autre chemin pour y aller qu'un petit sentier tout bordé de ronces. De moyen de les détourner elle n'en avait aucun ; de façon qu'à chaque pas les épines lui déchiraient son habit, quelquefois la peau, sans que d'abord elle le sentît : l'affliction suspendait en elle les autres douleurs. A la fin son linge qui était mouillé, le froid du matin, les épines et la rosée commencèrent à l'incommoder. Elle se tira d'entre ces halliers le mieux qu'elle put ; puis un petit pré, dont l'herbe était encore aussi vierge que le jour qu'elle naquit, la mena jusque sur le bord d'un torrent. C'était un torrent et un abîme. Un nombre infini de sources s'y précipitaient par cascades du haut du mont, puis, roulant leurs eaux entre des rochers, formaient un gazouillement à peu près semblable à celui des catadupes du Nil. Psyché, arrêtée tout court par cette barrière, et d'ailleurs extrêmement abattue tant de la douleur que du travail, et pour avoir passé sans dormir une nuit entière, se coucha sous des arbrisseaux que l'humidité du lieu rendait fort touffus. Ce fut ce qui la sauva.

Deux satellites de son ennemie arrivèrent un moment après en ce même endroit. La ravine les empêcha de passer outre : ils s'arrêtèrent quelque temps à la regarder, avec un si grand péril pour Psyché, que l'un d'eux marcha sur sa robe ; et croyant la Belle aussi loin de lui qu'elle en était près, il dit à son camarade : Nous cherchons ici inutilement ; ce ne sauraient être que des oiseaux qui se réfugient dans ces lieux : nos compagnons seront plus heureux que nous, et je plains cette personne s'ils la rencontrent ; car notre maîtresse n'est pas telle qu'on s'imagine : il semble à la voir que ce soit la douceur même ; mais je vous la donne pour une femme vindicative et aussi cruelle qu'il y en ait. On dit que Psyché lui dispute la prééminence des charmes : c'est justement le moyen de la rendre furieuse, et d'en faire une lionne à qui on a enlevé ses petits : sa concurrente fera fort bien de ne pas tomber entre ses mains.

Psyché entendit ces mots fort distinctement, et rendit grâces au hasard, qui, en lui donnant des frayeurs mortelles, lui donnait aussi un avis qui n'était nullement à négliger. De bonheur pour elle ces gens partirent presque aussitôt.

[…] [Rencontre du vieillard et sa famille dont nous extrayons le poème qu'écrit Psyché]

Ce n'était pas seulement au vieillard que Psyché parlait de sa passion : elle demandait quelquefois conseil aux choses inanimées ; elle importunait les arbres et les rochers. Le vieillard avait fait une longue route dans le fond du bois. Un peu de jour y venait d'en-haut. Des deux côtés de la route étaient des réduits où une Belle pouvait s'endormir sans beaucoup de témérité : les Sylvains ne fréquentaient pas cette forêt ; ils la trouvaient trop sauvage. La commodité du lieu obligea Psyché d'y faire des vers, et d'en rendre les hêtres participants. Elle rappela les idées de la poésie que les Nymphes lui avaient données. Voici à peu près le sens de ses vers :

Que nos plaisirs passés augmentent nos supplices !
Qu'il est dur d'éprouver après tant de délices
Les cruautés du Sort !
Fallait-il être heureuse avant qu'être coupable ?
Et si de me haïr, Amour, tu fus capable,
Pourquoi m'aimer d'abord ?

Que ne punissais-tu mon crime par avance ?
Il est bien temps d'ôter à mes yeux ta présence,
Quand tu luis dans mon coeur !
Encor si j'ignorais la moitié de tes charmes !
Mais je les ai tous vus : j'ai vu toutes les armes
Qui te rendent vainqueur.

J'ai vu la beauté même, et les grâces dormantes.
Un doux ressouvenir de cent choses charmantes
Me suit dans les déserts.
L'image de ces biens rend mes maux cent fois pires.
Ma mémoire me dit : Quoi ! Psyché, tu respires,
Après ce que tu perds ?

[Le souvenir m'en charme et m'empoisonne]

Cependant il faut vivre : Amour m'a fait défense
D'attenter sur des jours qu'il tient en sa puissance,
Tout malheureux qu'ils sont.
Le cruel veut, hélas ! que mes mains soient captives.
Je n'ose me soustraire aux peines excessives
Que mes remords me font.

C'est ainsi qu'en un bois Psyché contait aux arbres
Sa douleur, dont l'excès faisait fendre les marbres
Habitants de ces lieux.
Rochers, qui l'écoutiez avec quelque tendresse,
Souvenez-vous des pleurs qu'au fort de sa tristesse
Ont versés ses beaux yeux.

Elle n'avait guère d'autre plaisir.

[…]

Sitôt que Psyché eut perdu de vue le vieillard et sa famille, son dessein se représenta à elle tel qu'il était, avec ses inconvénients, ses dangers, ses peines, dont elle n'avait aperçu jusque-là qu'une petite partie. Il ne lui restait de tant de trésors qu'un simple habit de bergère. Les palais où il lui fallait coucher étaient quelquefois le tronc d'un arbre, quelquefois un antre ou une masure. Là, pour compagnie, elle rencontrait des hiboux et force serpents. Son manger croissait sur le bord de quelque fontaine, ou pendait aux branches des chênes, ou se trouvait parmi celles des palmiers. Qui l'aurait vue pendant le midi, lorsque la campagne n'est qu'un désert, contrainte de s'appuyer contre la première pierre qu'elle rencontrait, et, n'en pouvant plus de chaleur, de faim et de lassitude, priant le Soleil de modérer quelque peu l'excessive ardeur de ses rayons, puis considérant la terre, et ressuscitant avec ses larmes les herbes que la canicule avait fait mourir ; qui l'aurait vue, dis-je, en cet état, et ne se serait pas fondu en pleurs aussi bien qu'elle, aurait été un véritable rocher.

Deux jours se passèrent à aller de côté et d'autre, puis revenir sur ses pas, aussi peu certaine du lieu par où elle voulait commencer sa quête, que de la route qu'il fallait prendre. Le troisième, elle se souvint que l'Amour lui avait recommandé sur toutes choses de le venger. Psyché était bonne : jamais elle n'aurait pu se résoudre de faire du mal à ses soeurs autrement que par un motif d'obéissance, quelque méchantes et quelque dignes de punition qu'elles fussent. Que si elle avait voulu tuer son mari, ce n'était pas comme son mari, mais comme dragon. Aussi ne se proposa-t-elle point d'autre vengeance que de faire accroire à chacune de ses soeurs séparément que l'Amour voulait l'épouser, ayant répudié leur cadette comme indigne de l'honneur qu'il lui avait fait : tromperie qui, dans l'apparence, n'aboutissait qu'à les faire courir l'une et l'autre, et leur faire consumer un peu plus de temps autour d'un miroir.

Dans cette résolution, elle se remet en chemin : et comme une personne de son sexe vint à passer (elle avait soin de se détourner des hommes), elle la pria de lui dire par où on allait à certains royaumes, situés en un canton qui était entre telle et telle contrée, enfin où régnaient les soeurs de Psyché. Le nom de Psyché était plus connu que celui de ces royaumes ; ainsi cette femme comprit par là ce qu'on lui demandait, et enseigna à notre bergère une partie de la route qu'il fallait suivre.

A la première croisée de chemins qu'elle rencontra ses frayeurs se renouvelèrent. Les gens qu'avait envoyés Vénus pour se saisir d'elle ayant rendu à leur reine un fort mauvais compte de leur recherche, cette Déesse ne trouva point d'autre expédient que de faire trompetter sa rivale. Le Crieur des Dieux est Mercure ; c'est un de ses cent métiers. Vénus le prit dans sa belle humeur ; et après s'être laissé dérober par ce Dieu deux ou trois baisers et une paire de pendants d'oreilles, elle fit marché avec lui, moyennant lequel il se chargea de crier Psyché par tous les carrefours de l'univers, et d'y faire planter des poteaux où ce placard serait affiché :

De par la reine de Cythère,
Soient dans l'un et l'autre hémisphère
Tous humains dûment avertis
Qu'elle a perdu certaine esclave blonde,
Se disant femme de son fils,
Et qui court à présent le monde.
Quiconque enseignera sa retraite à Vénus,
Comme c'est chose qui la touche,
Aura trois baisers de sa bouche ;
Qui la lui livrera, quelque chose de plus.

Notre bergère rencontra donc un de ces poteaux ; il y en avait à toutes les croisées de chemins un peu fréquentés. Après six jours de travail elle arriva au royaume de son aînée. Cette malheureuse femme savait déjà, par le moyen des placards, ce qui était arrivé à sa soeur. Ce jour-là elle était sortie afin d'en voir un. La satisfaction qu'elle en eut fut véritablement assez grande pour mériter qu'elle la goûtât à loisir. Ainsi elle renvoya à la ville la meilleure partie de son train ; et voulut coucher en une maison des champs où elle allait quelquefois, située au-dessus d'une prairie fort agréable et fort étendue. Là sa joie se dilatait, quand notre bergère passa. La maudite reine avait voulu qu'on la laissât seule. Deux ou trois de ses officiers et autant de femmes se promenaient à cinq cents pas d'elle, et s'entretenaient possible de leur amour, plus attachés à ce qu'ils disaient qu'à ce que pensait leur maîtresse.

Psyché la reconnut d'assez loin. L'autre était tellement occupée à se réjouir du placard, que sa soeur se jeta à ses genoux devant qu'elle l'aperçût. Quelle témérité à une bergère ! surprendre sa majesté ! la retirer de ses rêveries ! se jeter à ses genoux sans l'en avertir ; il fallait châtier cette audacieuse.

"Et qui es-tu, insolente, qui oses ainsi m'approcher ?

- Hélas ! madame, je suis votre soeur, autrefois l'épouse de Cupidon, maintenant esclave, et ne sachant presque que devenir. La curiosité de voir mon mari l'a mis en telle colère qu'il m'a chassée. Psyché, m'a-t-il dit, vous ne méritez pas d'être aimée d'un Dieu : pourvoyez-vous d'époux ou d'amant, comme vous le jugerez à propos ; car de votre vie vous n'aurez aucune part à mon coeur. Si je l'avais donné à votre aînée, elle l'aurait conservé, et ne serait pas tombée dans la faute que vous avez faite ; je ne serais pas malade d'une brûlure qui me cause des douleurs extrêmes, et dont je ne guérirai de longtemps. Vous n'avez que de la beauté ; j'avoue que cela fait naître l'amour ; mais pour le faire durer il faut autre chose, il faut ce qu'a votre aînée, de l'esprit, de la beauté, et de la prudence. Je vous ai dit les raisons qui m'empêchaient de me laisser voir : votre soeur s'y serait rendue ; mais pour vous ce n'a été que légèreté d'esprit, contradiction, opiniâtreté. Je ne m'étonne plus que ma mère ait désapprouvé notre mariage ; elle voyait vos défauts : que je lui propose de trouver bon que j'épouse votre soeur, je suis certain qu'elle l'agréera. Si je faisais cas de vous, je prendrais le soin moi-même de vous punir : je laisse cela à ma mère ; elle saura s'en acquitter. Soyez son esclave, puisque vous ne méritez pas d'être mon épouse. Je vous répudie, et vous donne à elle. Votre emploi sera, si elle me croit, de garder certaine sorte d'oisons qu'elle fait nourrir dans sa ménagerie d'Amathonte. Allez la trouver tout incontinent, portez-lui ces lettres, et passez par le royaume de votre aînée. Vous lui direz que je l'aime, et que, si elle veut m'épouser, tous ces trésors sont à elle. Je vous ai traitée comme une étourdie et comme un enfant : je la traiterai d'une autre manière, et lui permettrai de me voir tant qu'il lui plaira. Qu'elle vienne seulement, et s'abandonne à l'haleine du Zéphyre, comme déjà elle a fait ; j'aurai soin qu'elle soit enlevée dans mon palais. Oubliez entièrement notre hymen : je ne veux pas qu'il vous en reste la moindre chose ; non pas même cet habit que vous portez maintenant : dépouillez-le tout à l'heure, en voilà un autre. Il a fallu obéir. Voilà, madame, quel est mon sort."

La soeur, se croyant déjà entre les bras de l'Amour, chatouillée de ce témoignage de son mérite, et de mille autres pensées agréables, ne marchanda point à se résoudre en son âme à quitter mari et enfants. Elle fit pourtant la petite bouche devant Psyché ; et regardant sa cadette avec un visage de matrone : Ne vous avais-je pas dit aussi, lui repartit-elle, qu'une honnête femme se doit contenter du mari que les Dieux lui avaient donné, de quelque façon qu'il fût fait, et ne pas pénétrer plus avant qu'il ne plaisait à ce mari qu'elle pénétrât ? Si vous m'eussiez crue, vous ne seriez pas vagabonde comme vous êtes. Voilà ce que c'est qu'une jeunesse inconsidérée, qui veut agir à sa tête, et qui ne croit pas conseil. Encore êtes-vous heureuse d'en être quitte à si bon marché. Vous méritiez que votre mari vous fît enfermer dans une tour. Or bien ne raisonnons plus sur une faute arrivée. Ce que vous avez à faire est de vous montrer le moins qu'il sera possible ; et puisqu'Amour veut que vous ne bougiez d'avec les oisons, ne les point quitter. Il y a même trop de somptuosité à votre habit. Cela ne sent pas sa criminelle assez repentante. Coupez ces cheveux, et prenez un sac ; je vous en ferai donner un : vous laisserez ici cet accoutrement. Psyché la remercia. Puisque vous voulez, ajouta la faiseuse de remontrances, suivre toujours votre fantaisie, je vous abandonne, et vous laisse aller où il vous plaira. Quant aux propositions de l'Amour, nous ferons ce qu'il sera à propos de faire.

Là-dessus elle se tourna vers ses gens, et laissa Psyché, qui ne s'en souciait pas trop, et qui voyait bien que son aînée avait mordu à l'hameçon ; car à peine tenait-elle à terre n'en pouvant plus qu'elle ne fût seule pour donner un libre cours à sa joie.

Psyché, de ce même pas, s'en alla faire à son autre soeur la même ambassade. Cette soeur-ci n'avait plus d'époux. Il était allé en l'autre monde à grandes journées, et par un chemin plus court que celui que tiennent les gens du commun : les médecins le lui avaient enseigné. Quoiqu'il n'y eût pas plus d'un mois qu'elle était veuve, il y paraissait déjà ; c'est-à-dire que sa personne était en meilleur état : peut-être l'entendiez-vous d'autre sorte. Si bien que cette puînée étant de deux ans plus jeune, plus nouvelle mariée, et moins de fois mère que l'autre, le rétablissement de ses charmes n'était pas une affaire de si longue haleine : elle pouvait bien plutôt et plus hardiment se présenter à l'Amour.

L'autre avait des réparations à faire de tous les côtés. Le bain y fut employé, les chimistes, les atourneuses. Cela étonna le roi son mari. La galanterie croissait à vue d'oeil, les galants ne paraissaient point. Il n'y avait ni ingrédient, ni eau, ni essence qu'on n'éprouvât : mais tout cela n'était que plâtrer la chose. Les charmes de la pauvre femme étaient trop avant dans les chroniques du temps passé pour les rappeler si facilement.

Tandis qu'elle fait ses préparatifs, sa seconde soeur la prévient, s'en va droit à cette montagne dont nous avons tant parlé, arrive au sommet sans rencontrer de dragons. Cela lui plut fort : elle crut qu'Amour lui épargnait ces frayeurs par un privilège particulier ; tourna vers l'endroit où elle et sa soeur avaient coutume de se présenter ; et, pour être enlevée plus aisément par le Zéphyre, elle se planta sur un roc qui commandait aux abîmes de ces lieux-là.

Amour, dit-elle, me voilà venue : notre étourdie de cadette m'a assurée que tu me voulais épouser. Je n'attendais autre chose, et me doutais bien que tu la répudierais pour l'amour de moi ; car c'est une écervelée. Regarde comme je te suis déjà obéissante. Je ne ferai pas comme a fait ma soeur Psyché. Elle a voulu à toute force te voir : moi, je veux tout ce que l'on veut : montre-toi, ne te montre pas, je me tiendrai très heureuse. Si tu me caresses, tu verras comme je sais y répondre : si tu ne me caresses pas, mon défunt mari m'y a tout accoutumée. Je te ferai rire de son régime, et je t'en dirai mille choses divertissantes : tu ne t'ennuieras point avec moi. Ma soeur Psyché n'était qu'un enfant qui ne savait rien : moi je suis un esprit fait. O Dieux ! je sens déjà une douce haleine. C'est celle de ton serviteur Zéphyre. Que ne l'as-tu envoyé lui-même ? il m'aurait plutôt enlevée ; j'en serais plutôt entre tes bras, et tu en serais plutôt entre les miens : je prétends que tu trouves la chose égale ; et puisque tu as de l'amour, tu dois avoir aussi de l'impatience. Adieu, misérables mortelles que les hommes aiment : vous voudriez bien être aimées comme moi d'un Dieu qui n'eût point de poil au menton : ce n'est pas pour vous ; qu'il vous suffise de m'invoquer, et je pourvoirai à vos nécessités amoureuses.

Disant ces paroles, elle s'abandonna dans les airs à son ordinaire ; et, au lieu d'être enlevée dans le palais de l'Amour, elle tomba premièrement sur une pointe de rocher, et puis sur une autre, de roc en roc : chacun d'eux emporta sa pièce ; ils se la renvoyaient les uns aux autres comme un jouet, de manière qu'elle arriva le plus joliment du monde au royaume de Proserpine. [L'amour, par les Zéphyrs s'est fait prompte justice]

Quelques jours après, son aînée se vint planter sur le même roc. Celle-ci fit sa harangue au Zéphyre.

Amant de Flore, lui cria-t-elle, quitte tes amours, et me viens porter dans le palais de ton maître. Ne me blesse point en chemin ; je suis délicate. Que si tu ne veux envoyer que ton haleine, cela suffira ; aussi bien n'aimé-je pas qu'on me touche, principalement les hommes : pour l'Amour, tant qu'il lui plaira. Prends garde surtout à ne point gâter ma coiffure.

Ayant dit ces mots, elle tira un miroir de sa poche, et fut quelque temps à se regarder, raccommodant un cheveu en un endroit, puis un en un autre, quelquefois rien ; non sans se mouiller les lèvres, et tant de façons que si l'Amour avait été là il en aurait ri. Elle remit son miroir ; accusant le plus agréablement qu'elle put le Zéphyre d'être un paresseux, qui ne se souciait que de ses amours, négligeait celles de son maître : se moquait-il, de la laisser au soleil ? Justement comme elle achevait ces reproches, un petit Eurus qui s'était fortuitement égaré vint passer à quatre pas d'elle ; jugez la joie. Notre prétendue fiancée se donne le branle à soi-même : mais, au lieu d'aller trouver l'Amour comme elle pensait, elle va trouver sa soeur, droit par le chemin que l'autre lui avait tracé, sans se détourner d'un pas.

Ce sont les échos de ces rochers qui nous ont appris la mort des deux soeurs. Ils la contèrent quelque temps après au Zéphyre. Lui, incontinent, en alla porter la nouvelle au fils de Vénus, qui le régala d'un fort beau présent.

Psyché cependant continuait de chercher l'Amour, toujours en son habit de bergère. Il avait une telle grâce sur elle, que si son ennemie l'eût vue avec cet habit, elle lui en aurait donné un de déesse en la place. Les afflictions, le travail, la crainte, le peu de repos et de nourriture, avaient toutefois diminué ses appas ; si bien que, sans une force de beauté extraordinaire, ce n'aurait plus été que l'ombre de cet objet qui avait tant fait parler de lui dans le monde. Bien lui prit d'avoir des charmes à moissonner pour le temps et pour la douleur, et encore de reste pour elle. Le plus cruel de son aventure était les craintes qu'on lui donnait. Tantôt elle entendait dire que Vénus la faisait chercher par d'autres gens ; quelquefois même qu'elle était tombée entre les mains de son ennemie, qui, à force de tourments, l'avait rendue méconnaissable.

Un jour elle eut une telle alarme qu'elle se jeta dans une chapelle de Cérès, comme en un asile qui de bonne fortune se présentait. Cette chapelle était près d'un champ dont on venait de couper les blés. Là, les laboureurs des environs offraient tous les ans les prémices de leur récolte. Il y avait un grand monceau de javelles à l'entrée du temple. Notre bergère se prosterna devant l'image de la Déesse ; puis lui mit au bras un chapeau de fleurs, lesquelles elle venait de cueillir en courant et sans aucun choix, c'était de ces fleurs qui croissent parmi les blés. Psyché avait oui dire aux sacrificateurs de son pays qu'elles plaisaient à Cérès, et qu'une personne qui voulait obtenir des Dieux quelque chose ne devait point entrer dans leurs maisons les mains vides. Après son offrande elle se remit à genoux, et fit ainsi sa prière :

Divinité la plus nécessaire qui soit au monde, nourrice des hommes, protège-moi contre celle que je n'ai jamais offensée : souffre seulement que je me cache pour quelques jours entre les javelles qui sont à la porte de ton temple, et que je vive du blé qui en tombera. Cythérée se plaint de ce que son fils m'a voulu du bien ; mais, puisqu'il ne m'en veut plus, n'est-ce pas assez de satisfaction pour elle et assez de peine pour moi ? Faut-il que la colère des Dieux soit si grande ! S'il est vrai que la Justice se soit retirée parmi eux, ils doivent considérer l'innocence d'une personne qui leur a obéi en se mariant. Ai-je corrompu l'oracle ? ai-je usé d'aucun artifice pour me faire aimer ? puis-je mais si un Dieu me voit ? quand je m'enfermerais dans une tour, ne me verrait-il pas ? Tant s'en faut qu'en l'épousant je crusse faire du déplaisir à sa mère, car je croyais épouser un monstre. Il s'est trouvé que c'était l'Amour, et que j'avais plu à ce Dieu. C'est donc un crime d'être agréable ! Hélas ! je ne le suis plus, et ne l'ai jamais été par ma faute. Il ne se trouvera point que j'aie employé ni afféterie ni paroles ensorcelantes. Vénus a encore sur le coeur l'indiscrétion des mortels qui ont quitté son culte pour m'honorer. Qu'elle se plaigne donc des mortels ; mais de moi, c'est une injustice. Je leur ai dit qu'ils me faisaient tort. Si les hommes sont imprudents, ce n'est pas à dire que je sois coupable.

C'est ainsi que notre bergère se justifiait à Cérès. Soit que les Déesses s'entendent, ou que celle-ci fût fâchée de ce qu'on l'avait appelée nourrice, ou que le Ciel veuille que nos prières soient véritablement des prières et non des apologies, celle de Psyché ne fut nullement écoutée. Cérès lui cria de la voûte de sa chapelle qu'elle se retirât au plus vite, et laissât le tas de javelles comme il était ; sinon Vénus en aurait l'avis. Pourquoi rompre en faveur d'une mortelle avec une Déesse de ses amies ? Vénus ne lui en avait donné aucun sujet. Qu'on dît tout ce qu'on voudrait de sa conduite, c'était une bonne femme, qui lui avait obligation, à la vérité, ainsi qu'à Bacchus ; mais elle le savait bien reconnaître, et le publiait partout.

Ce fut beaucoup de déplaisir à Psyché de se voir excluse d'un asile où elle aurait cru être mieux venue qu'en pas un autre qui fût au monde. En effet, si Cérès, bienfaisante de son naturel, et qui ne se piquait pas de beauté, lui refusait sa protection, il n'y avait guère d'apparence que des Déesses tant soit peu galantes et d'humeur jalouse lui accordassent la leur. D'y intéresser des Dieux, c'était s'exposer à quelque chose de pis que la persécution de Vénus : il fallait savoir auparavant quelle sorte de reconnaissance ils exigeraient de la Belle. Encore le plus à propos était-il de ne s'adresser qu'aux Divinités de son sexe, tant pour empêcher la médisance, que pour ne donner aucun ombrage à son mari. Junon là-dessus lui vint en l'esprit.

Psyché crut qu'y ayant quelque sorte d'émulation entre Cythérée et cette Déesse, et pour le crédit et pour la beauté, la reine des Dieux serait bien aise de trouver une occasion de nuire à sa concurrente, suivant l'usage de la cour et le serment que font les femmes en venant au monde.

Il ne fut pas difficile à notre bergère de trouver Junon. La jalouse femme de Jupiter descend souvent sur la terre, et vient demander aux mortels des nouvelles de son mari.

Psyché, l'ayant rencontrée, lui chanta un hymne où il n'était fait mention que de la puissance de cette Déesse : en quoi elle commit une faute : il valait bien mieux s'étendre sur sa beauté ; la louange en est tout autrement agréable. Ce sont les rois que l'on n'entretient que de leur grandeur : pour les reines, il faut les féliciter d'autre chose, qui veut bien faire. Aussi l'épouse de Cupidon fut-elle éconduite encore une fois. La différence qu'il y eut, fut que celle-ci se passa quelque peu plus mal que la première. Car, outre les considérations de Cérès, Junon ajouta qu'il fallait punir ces mortelles à qui les Dieux font l'amour, et obliger leurs galants à rester au logis. Que venaient-ils faire parmi les hommes ? comme s'il n'y avait pas dans le ciel assez de Beautés pour eux ! Non qu'elle en parlât pour son intérêt, se souciant peu de ces choses, et ne craignant du côté des charmes qui que ce fût.

La reine des Dieux ne disait pas tout : il y avait encore une raison plus pressante que cela, comme on pourrait dire quelque étincelle de ce feu dont on n'avertit les voisins que le moins qu'on peut. Une femme judicieuse ne doit point désobliger le fils de Vénus ; sait-elle si quelque jour elle n'aura point affaire de lui ? Apparemment le courroux du Dieu durait encore contre Psyché : ainsi le plus sûr était de ne point entrer dans leurs différends.

Notre bergère, rebutée de tant de côtés, ne sut plus à qui s'adresser. Il restait véritablement Diane et Pallas ; mais l'une et l'autre ayant fait voeu de virginité n'auraient pas les prières d'une femme pour agréables, et croiraient souiller leurs oreilles en les écoutant.

Toutefois, comme Diane rendait des oracles, la bergère crut que pour le moins cette Déesse ne serait pas si farouche que de lui en refuser un, et elle ne lui demanderait autre chose. Aussi bien s'en rendait-il en un lieu tout proche : ce ne serait pas pour elle un fort grand détour. Le lieu était à l'entrée d'une forêt extrêmement solitaire et propre à la chasse. Diane y avait un temple dont elle faisait une de ses maisons de plaisir. On faisait environ deux mille pas dans le bois ; puis on rencontrait une clairière qui servait comme de parvis au temple. Il était petit, mais d'une fort belle architecture. Au milieu de la clairière on avait placé un obélisque de marbre blanc, à quatre faces, posé sur autant de boules, et élevé sur un piédestal ayant de hauteur moitié de celle de l'obélisque. Sur chaque côté du plinthe qui regardait directement, aussi bien que les faces de la pyramide, le midi, le septentrion, le couchant, et le levant, étaient entaillés ces mots :

Qui que tu sois, qui as sacrifié à l'Amour ou à l'Hyménée, garde-toi d'entrer dans mon sanctuaire.

Psyché, qui avait sacrifié à l'un et à l'autre, n'osa entrer dans le temple : elle demeura à la porte, où la Prêtresse lui apporta cet oracle :

Cesse d'être errante : ce que tu cherches a des ailes : quand tu sauras comme lui marcher dans les airs, tu seras heureuse.

Ces paroles ne démentaient point l'ambiguïté et l'obscurité ordinaire des réponses que font les Dieux. Psyché se tourmenta fort pour en tirer quelque sens, et n'en put venir à bout. Que le Ciel, dit-elle, me prescrive ce qu'il voudra, il faut mourir, ou trouver l'Amour. Nous ne le saurions trouver, il faut donc mourir : allons nous livrer à notre ennemie ; c'en est le moyen. Mais l'oracle m'a assurée que je serais quelque jour heureuse : allons nous jeter aux pieds de Vénus ; nous la servirons, nous endurerons patiemment ses outrages ; cela l'émouvra à compassion, elle nous pardonnera, nous recevra pour sa fille, fera ma paix elle-même avec son fils.

C'étaient là les plus belles espérances du monde, et bien enchaînées, comme vous voyez ; un moment de réflexion les détruisait toutes.

Psyché se confirma toutefois dans son dessein. Elle s'informa du plus prochain temple de Cythérée, résolue, si la Déesse n'y était présente, de s'embarquer et d'aller en Cypre. On lui dit qu'à trois ou quatre journées de là il y en avait un fort fameux et fort fréquenté, portant pour inscription : A la Déesse des Grâces. Apparemment Vénus s'y plaisait, et y tenait souvent en personne son tribunal, vu les miracles qui s'y faisaient, et le grand concours de gens qui y accouraient de tous les côtés. Il y en avait même qui se vantaient de l'y avoir vue plusieurs fois.

Notre bergère se met en chemin, plus heureuse, ce lui semblait, que devant l'oracle : car elle savait du moins ce qu'elle avait envie de faire ; sortirait d'irrésolution et d'incertitude, qui sont les pires de tous les maux ; pourrait voir l'Amour, n'y ayant pas d'apparence que sa mère vînt si souvent en un lieu sans l'y amener. Supposé que la pauvre épouse n'eût cette satisfaction qu'en présence d'une belle-mère qui la haïssait, et qui, bien loin de la reconnaître pour sa bru, la traiterait en esclave ; c'était toujours quelque chose ; les affaires pourraient changer ; la compassion, la vue de la Belle, son humilité, sa douceur, le peu de liberté de l'entretenir, tout cela serait capable de rallumer le désir du Dieu. En tout cas elle le verrait, et c'était beaucoup : toutes peines lui seraient douces quand elles lui pourraient procurer un quart-d'heure de ce plaisir.

Psyché se flattait ainsi : pauvre infortunée qui ne songeait pas combien les haines des femmes sont violentes ! Hélas ! la Belle ne savait guère ce que le destin lui préparait. Le coeur lui battit pourtant dès qu'elle approcha de la contrée où était le temple. Longtemps devant que l'on y arrivât on respirait un air embaumé, tant à cause des personnes qui venaient offrir des parfums à la Déesse, et qui étaient parfumées elles-mêmes, que parce que le chemin était bordé d'orangers, de jasmins, de myrtes, et tout le pays parsemé de fleurs.

On découvrait le temple de loin, quoiqu'il fût situé dans une vallée ; mais cette vallée était spacieuse, plus longue que large, ceinte de coteaux merveilleusement agréables. Ils étaient mêlés de bois, de champs, de prairies, d'habitations, qui se ressentaient d'un long calme. Vénus avait obtenu de Mars une sauvegarde pour tous ces lieux. Les animaux même ne s'y faisaient point la guerre ; jamais de loups ; jamais d'autres pièges que ceux que l'Amour fait tendre. Dès qu'on avait atteint l'âge de discernement on se faisait enregistrer dans la confrérie de ce Dieu ; les filles à douze ans, les garçons à quinze. Il y en avait à qui l'amour venait avant la raison. S'il se rencontrait une indifférente, on en purgeait le pays ; sa famille était séquestrée pour un certain temps : le clergé de la Déesse avait soin de purifier le canton où ce prodige était survenu. Voilà quant aux moeurs et au gouvernement du pays. Il abondait en oiseaux de joli plumage. Quelques tourterelles s'y rencontraient : on en comptait jusqu'à trois espèces ; tourterelles oiseaux, tourterelles nymphes, et tourterelles bergères. La seconde espèce était rare.

Au milieu de la vallée coulait un canal de même longueur que la plaine, large comme un fleuve, et d'une eau si transparente, qu'un atome se fût vu au fond ; en un mot, vrai crystal fondu. Force Nymphes et force Sirènes s'y jouaient : on les prenait à la main. Les personnes riches avaient coutume de s'embarquer sur ce canal qui les conduisait jusqu'aux degrés du parvis. Ils louaient je ne sais combien d'Amours ; qui plus, qui moins, selon la charge qu'avait le vaisseau ; chaque Amour avait son cygne, qu'il attelait à la barque, et, monté dessus, il le conduisait avec un ruban. Deux autres nacelles suivaient ; l'une chargée de musique, l'autre de bijoux et d'oranges douces. Ainsi s'en allait la barque fort gaiement.

De chaque côté du canal s'étendait une prairie verte comme fine émeraude, et bordée d'ombrages délicieux.

Il n'y avait point d'autres chemins : ceux-là étaient tellement fréquentés, que Psyché jugea à propos de ne marcher que de nuit. Sur le point du jour elle arriva à un lieu nommé les deux sépultures. Je vous en dirai la raison, parce que l'origine du temple en dépend.

[…] [Histoire de Myrtis et Mégano, description du temple de Vénus]

A l'un des côtés du sanctuaire on avait élevé un trône où Vénus, à demi couchée sur des coussins de senteur, recevait, quand elle venait en ce temple, les adorations des mortels, et distribuait ses grâces ainsi que bon lui semblait. On ouvrait le temple assez matin, afin que le peuple fût écoulé quand les personnes qualifiées entreraient.

Cela ne servit de rien cette journée-là : car dès que Psyché parut, on s'assembla autour d'elle. On crut que c'était Vénus qui, pour quelque dessein caché ou pour se rendre plus familière, peut-être aussi par galanterie, avait un habit de simple bergère. Au bruit de cette merveille les plus paresseux accoururent incontinent.

La pauvre Psyché s'alla placer dans un coin du temple, honteuse et confuse de tant d'honneurs dont elle avait grand sujet de craindre la suite, et ne pouvait pourtant s'empêcher d'y prendre plaisir. Elle rougissait à chaque moment, se détournait quelquefois le visage, témoignait qu'elle eût bien voulu faire sa prière : tout cela en vain ; elle fut contrainte de dire qui elle était. Quelques uns la crurent ; d'autres persistèrent dans l'opinion qu'ils avaient.

La foule était tellement grande autour d'elle, que quand Vénus arriva, cette Déesse eut de la peine à passer. On l'avait déjà avertie de cette aventure ; ce qui la fit accourir le visage en feu comme une Mégère, et non plus la reine des Grâces, mais des Furies. Toutefois, de peur de sédition, elle se contint. Ses gardes lui ayant fait faire passage, elle s'alla placer sur son trône, où elle écouta quelques suppliants avec assez de distraction.

La meilleure partie des hommes était demeurée auprès de Psyché avec les femmes les moins jolies, ou qui étaient sans prétention et sans intérêt. Les autres avaient pris d'abord le parti de la Déesse ; étant de la politique, parmi les personnes de ce sexe qui se sont mises sur le bon pied, de faire la guerre aux survenantes, comme à celles qui leur ôtent, pour ainsi dire, le pain de la main. Je ne saurais vous assurer bien précisément si elles tiennent cette coutume-là des auteurs, ou si les auteurs la tiennent d'elles.

Notre bergère n'osant approcher, la Déesse la fit venir. Une foule d'hommes l'accompagna, et la chose ressemblait plutôt à un triomphe qu'à un hommage. La pauvre Psyché n'était nullement coupable de ces honneurs : au contraire, si on l'eût crue, on ne l'aurait pas regardée : elle faisait, de sa part, tout ce qu'une suppliante doit faire. La présence de Vénus lui avait fait oublier sa harangue. Il est vrai qu'elle n'en eut pas besoin : car dès que Vénus la vit, à peine lui donna-t-elle le loisir de se prosterner ; elle descendit de son trône : Je vous veux, dit-elle, entendre en particulier ; venez à Paphos ; je vous donnerai place en mon char.

Psyché se défia de cette douceur : mais quoi ! il n'était plus temps de délibérer ; et puis c'était à Paphos principalement qu'elle espérait revoir son époux.

De crainte qu'elle n'échappât, Vénus la fit sortir avec elle ; les hommes donnant mille bénédictions à leurs deux Déesses, et une partie des femmes disant entre elles : C'est encore trop que d'en avoir une : établissons parmi nous une république où les voeux, les adorations, les services, les biens d'Amour seront en commun. Si Psyché s'en vient encore une fois amuser les gens qui nous serviront à quelque chose, et qu'elle prétende réunir ainsi tous les coeurs sous une même domination, il nous la faut lapider. On se moqua des républicaines, et on souhaita bon voyage à notre bergère.

Cythérée la fit monter effectivement sur son char ; mais ce fut avec trois Divinités de sa suite peu gracieuses : il y a de toutes sortes de gens à la cour. Ces Divinités étaient la Colère, la Jalousie et l'Envie ; monstres sortis de l'abyme, impitoyables licteurs qui ne marchaient point sans fouets, et dont la vue seule était un supplice. Vénus s'en alla par un autre endroit.

Quand Psyché se vit dans les airs, en si mauvaise compagnie que celle-là, un tremblement la saisit, ses cheveux se hérissèrent ; la voix lui demeura au gosier. Elle fut longtemps sans pouvoir parler, immobile, changée en pierre, et plutôt statue que personne véritablement animée : on l'aurait crue morte, sans quelques soupirs qui lui échappèrent. Les diverses peines des condamnés lui passèrent devant les yeux ; son imagination les lui figura encore plus cruelles qu'elles ne sont : il n'y en eut point que la crainte ne lui fît souffrir par avance. Enfin, se jetant aux pieds de ces trois Furies : Si quelque pitié, dit-elle, loge en vos coeurs, ne me faites pas languir davantage : dites-moi à quel tourment je suis condamnée. Ne vous aurait-on point donné ordre de me jeter dans la mer ? Je vous en épargnerai la peine, si vous voulez, et m'y précipiterai moi-même. Les trois filles de l'Achéron ne lui répondirent rien, et se contentèrent de la regarder de travers.

Elle était encore à leurs genoux lorsque le char s'abattit. Il posa sa charge en un désert, dans l'arrière-cour d'un palais que Vénus avait fait bâtir entre deux montagnes, à mi-chemin d'Amathonte et de Paphos. Quand Cythérée était lasse des embarras de sa cour, elle se retirait en ce lieu avec cinq ou six de ses confidentes. Là qui que ce soit ne l'allait voir. Des médisants disent toutefois que quelques amis particuliers avaient la clef du jardin.

Vénus était déjà arrivée quand le char parut. Les trois satellites menèrent Psyché dans la chambre où la Déesse se rajustait. Cette même crainte qui avait fait oublier à notre bergère la harangue qu'elle avait faite lui en rafraîchit la mémoire. Bien que les grandes passions troublent l'esprit, il n'y a rien qui rende éloquent comme elles.

Notre infortunée se prosterna à quatre pas de la Déesse, et lui parla de la sorte : Reine des Amours et des Grâces, voici cette malheureuse esclave que vous cherchez. Je ne vous demande pour récompense de l'avoir livrée que la permission de vous regarder. Si ce n'est point sacrilège à une misérable mortelle comme je suis de jeter les yeux sur Vénus, et de raisonner sur les charmes d'une Déesse, je trouve que l'aveuglement des hommes est bien grand d'estimer en moi de médiocres appas, après que les vôtres leur ont paru. Je me suis opposée inutilement à cette folie : ils m'ont rendu des honneurs que j'ai refusés, et que je ne méritais pas. Votre fils s'est laissé prévenir en ma faveur par les rapports fabuleux qu'on lui a faits. Les destins m'ont donnée à lui sans me demander mon consentement. En tout cela j'ai failli, puisque vous me jugez coupable. Je devais cacher des traits qui étaient cause de tant d'erreurs, je devois les défigurer ; il fallait mourir, puisque vous m'aviez en aversion : je ne l'ai pas fait. Ordonnez-moi des punitions si sévères que vous voudrez, je les souffrirai sans murmure, trop heureuse si je vois votre divine bouche s'ouvrir pour prononcer l'arrêt de ma destinée.

- Oui, Psyché, repartit Vénus, je vous en donnerai le plaisir. Votre feinte humilité ne me touche point. Il fallait avoir ces sentiments et dire ces choses devant que vous fussiez en ma puissance. Lorsque vous étiez à couvert des atteintes de ma colère, votre miroir vous disait qu'il n'y avait rien à voir après vous : maintenant que vous me craignez, vous me trouvez belle. Nous verrons bientôt qui remportera l'avantage. Ma beauté ne saurait périr, et la vôtre dépend de moi ; je la détruirai quand il me plaira. Commençons par ce corps d'albâtre dont mon fils a publié les merveilles, et qu'il appelle le temple de la blancheur. Prenez vos scions, Filles de la nuit, et me l'empourprez si bien que cette blancheur ne trouve pas même un asyle en son propre temple.

A cet ordre si cruel Psyché devint pâle, et tomba aux pieds de la Déesse sans donner aucune marque de vie. Cythérée se sentit émue : mais quelque démon s'opposa à ce mouvement de pitié, et la fît sortir.

Dès qu'elle fut hors, les ministres de sa vengeance prirent des branches de myrte ; et se bouchant les oreilles ainsi que les yeux, elles déchirèrent l'habit de notre bergère : innocent habit, hélas ! celle qui l'avait donné lui croyait procurer un sort que tout le monde envierait. Psyché ne reprit ses sens qu'aux premières atteintes de la douleur. Le vallon retentit des cris qu'elle fut contrainte de faire : jamais les échos n'avaient répété de si pitoyables accents. Il n'y eut aucun endroit d'épargné dans tout ce beau corps, qui devant ces moments-là se pouvait dire en effet le temple de la blancheur. Elle y régnait avec un éclat que je ne saurais vous dépeindre.

Là les lis lui servaient de trône et d'oreillers :
Des escadrons d'Amours chez Psyché familiers
Furent chassés de cet asile.
Le pleurer leur fut inutile :
Rien ne put attendrir les trois Filles d'enfer ;
Leurs coeurs furent d'acier, leurs mains furent de fer.
La Belle eut beau souffrir : il fallut que ses peines
Allassent jusqu'au point que les soeurs inhumaines
Craignirent que Clothon ne survînt à son tour.
Ah ! trop impitoyable Amour !
En quels lieux étais-tu ? dis, cruel ! dis, barbare !
C'est toi, c'est ton plaisir qui causa sa douleur :
Oui, tigre ! c'est toi seul qui t'en dois dire auteur :
Psyché n'eût rien souffert sans ton courroux bizarre.
Le bruit de ses clameurs s'est au loin répandu ;
Et tu n'en as rien entendu !
Pendant tous ses tourments tu dormais, je le gage ;
Car ta brûlure n'était rien :
La Belle en a souffert mille fois davantage
Sans l'avoir mérité si bien.
Tu devais venir voir empourprer cet albâtre ;
Il fallait amener une troupe de Ris :
Des souffrances d'un corps dont tu fus idolâtre
Vous vous seriez tous divertis.
Hélas ! Amour, j'ai tort. Tu répandis des larmes
Quand tu sus de Psyché la peine et le tourment ;
Et tu lui fis trouver un baume pour ses charmes
Qui la guérit en un moment.

Telle fut la première peine que Psyché souffrit. Quand Cythérée fut de retour, elle la trouva étendue sur les tapis dont cette chambre était ornée, près d'expirer, et n'en pouvant plus. La pauvre Psyché fit un effort pour se lever, et tâcha de contenir ses sanglots. Cythérée lui commanda de baiser les cruelles mains qui l'avaient mise en cet état. Elle obéit sans tarder, et ne témoigna nulle répugnance. Comme le dessein de la Déesse n'était pas de la faire mourir sitôt, elle la laissa guérir.

Parmi les servantes de Vénus il y en avait une qui trahissait sa maîtresse, et qui allait redire à l'Amour le traitement que l'on faisait à Psyché, et les travaux qu'on lui imposait. L'Amour ne manquait pas d'y pourvoir. Cette fois-là il lui envoya un baume excellent par celle qui était de l'intelligence, avec ordre de ne point dire de quelle part, de peur que Psyché ne crût que son mari était apaisé, et qu'elle n'en tirât des conséquences trop avantageuses. Le Dieu n'était pas encore guéri de sa brûlure, et tenait le lit. L'opération de son baume irrita Vénus, à l'insu de qui la chose se conduisait, et qui, ne sachant à quoi imputer ce miracle, résolut de se défaire de Psyché par une autre voie.

Sous l'une des deux montagnes qui couvraient à droite et à gauche cette maison, était une voûte aussi ancienne que l'univers. Là sourdait une eau qui avait la propriété de rajeunir ; c'est ce qu'on appelle encore aujourd'hui la fontaine de Jouvence. Dans les premiers temps du monde il était libre à tous les mortels d'y aller puiser. L'abus qu'ils firent de ce trésor obligea les Dieux de leur en ôter l'usage. Pluton, prince des lieux souterrains, commit à la garde de cette eau un dragon énorme. Il ne dormait point, et dévorait ceux qui étaient si téméraires que d'en approcher. Quelques femmes se hasardaient, aimant mieux mourir que de prolonger une carrière où il n'y avait plus ni beaux jours ni amants pour elles.

Cinq ou six jours étant écoulés, Cythérée dit à son esclave : Va-t'en tout à l'heure à la fontaine de Jouvence, et m'en rapporte une cruchée d'eau. Ce n'est pas pour moi, comme tu peux croire, mais pour deux ou trois de mes amies qui en ont besoin. Si tu reviens sans apporter de cette eau, je te ferai encore souffrir le même supplice que tu as souffert.

Cette suivante, dont j'ai parlé, qui était aux gages de Cupidon, l'alla avertir. Il lui commanda de dire à Psyché que le moyen d'endormir le monstre était de lui chanter quelques longs récits qui lui plussent premièrement, et puis l'ennuyassent ; et sitôt qu'il dormirait qu'elle puisât de l'eau hardiment.

Psyché s'en va donc avec sa cruche. On n'osait approcher de l'antre de plus de vingt pas. L'horrible concierge de ce palais en occupait la plupart du temps l'entrée. Il avait l'adresse de couler sa queue contre des broussailles, en sorte qu'elle ne paraissait point ; puis aussitôt que quelque animal venait à passer, fût-ce un cerf, un cheval, un boeuf, le monstre la ramenait en plusieurs retours, et en entortillait les jambes de l'animal avec tant de soudaineté et de force, qu'il le faisait trébucher, se jetait dessus, puis s'en repaissait. Peu de voyageurs s'y trouvaient surpris : l'endroit était plus connu et plus diffamé que le voisinage de Scylla et de Charybde. Lorsque Psyché alla à cette fontaine, le monstre se réjouissait au soleil, qui tantôt dorait ses écailles, tantôt les faisait paraître de cent couleurs.

Psyché, qui savait quelle distance il fallait laisser entre lui et elle, car il ne pouvait s'étendre fort loin, le Sort l'ayant attaché avec des chaînes de diamant, Psyché, dis-je, ne s'effraya pas beaucoup ; elle était accoutumée à voir des dragons. Elle cacha le mieux qu'il lui fut possible sa cruche, et commença mélodieusement ce récit :

Dragon, gentil dragon, à la gorge béante,
Je suis messagère des Dieux :
Ils m'ont envoyée en ces lieux
T'annoncer que bientôt une jeune serpente,
Et qui change au soleil de couleur comme toi,
Viendra partager ton emploi.
Tu te dois ennuyer à faire cette vie ;
Amour t'enverra compagnie.
Dragon, gentil dragon, que te dirai-je encor
Qui te chatouille et qui te plaise ?
Ton dos reluit comme fin or ;
Tes yeux sont flambants comme braise.
Tu te peux rajeunir sans dépouiller ta peau.
Quelle félicité d'avoir chez toi cette eau !
Si tu veux t'enrichir, permets que l'on y puise ;
Quelque tribut qu'il faille, il te sera porté :
J'en sais qui, pour avoir cette commodité,
Donneront jusqu'à leur chemise.

Psyché chanta beaucoup d'autres choses qui n'avaient aucune suite, et que les oiseaux de ces lieux ne purent par conséquent retenir ni nous les apprendre. Le dragon l'écouta d'abord avec un très grand plaisir. A la fin il commença à bâiller, et puis s'endormit. Psyché prend vite l'occasion. Il fallait passer entre le dragon et l'un des bords de l'entrée : à peine y avait-il assez de place pour une personne. Peu s'en fallut que la Belle, de frayeur qu'elle eut, ne laissât tomber sa cruche ; ce qui eût été pire que la goutte d'huile. Ce dormeur-ci n'était pas fait comme l'autre : son courroux et ses remontrances, c'était de mettre les gens en pièces. Notre héroïne vint à bout de son entreprise par un grand bonheur. Elle emplit sa cruche, et s'en retourna triomphante.

Vénus se douta que quelque puissance divine l'avait assistée. De savoir laquelle, c'était le point. Son fils ne bougeait du lit. Jupiter ni aucun des Dieux n'aurait laissé Psyché dans cet esclavage : les Déesses seraient les dernières à la secourir.

Ne t'imagine pas en être quitte, lui dit Vénus : je te ferai des commandements si difficiles, que tu manqueras à quelqu'un ; et pour châtiment tu endureras la mort. Va me quérir de la laine de ces moutons qui paissent au-delà du fleuve ; je m'en veux faire un habit.

C'étaient les moutons du Soleil ; tous avaient des cornes, furieux au dernier point, et qui poursuivaient les loups. Leur laine était d'une couleur de feu si vif qu'il éblouissait la vue. Ils paissaient alors de l'autre côté d'une rivière extrêmement large et profonde, qui traversait le vallon à mille pas ou peu plus de ce château.

De bonne fortune pour notre Belle, Junon et Cérès vinrent voir Vénus dans le moment qu'elle venait de donner cet ordre. Elles lui avaient déjà rendu deux autres visites depuis la maladie de son fils, et avaient aussi vu l'Amour. Cette dernière visite empêcha Vénus de prendre garde à ce qui se passerait, et donna une facilité à notre héroïne d'exécuter ce commandement. Sans cela il aurait été impossible, n'y ayant ni pont, ni bateau, ni gondole sur la rivière.

Cette suivante qui était de l'intelligence, dit à Psyché : Nous avons ici des cygnes que les Amours ont dressés à nous servir de gondoles ; j'en prendrai un : nous traverserons la rivière par ce moyen. Il faut que je vous tienne compagnie pour une raison que je vais vous dire ; c'est que ces moutons sont gardés par deux jeunes enfants sylvains qui commencent déjà à courir après les bergères et après les nymphes. Je passerai la première, et amuserai les deux jeunes faunes, qui ne manqueront pas de me poursuivre sans autre dessein que de folâtrer ; car ils me connaissent et savent que j'appartiens à Vénus : au pis aller j'en serai quitte pour deux baisers ; vous passerez cependant. Jusque-là voilà qui va bien, repartit Psyché ; mais comment approcherai-je des moutons ? me connaissent-ils aussi ? savent-ils que j'appartiens à Vénus ? - Vous prendrez de leur laine parmi les ronces, répliqua cette suivante ; ils y en laissent quand elle est mûre et qu'elle commence à tomber : tout ce canton-là en est plein. Comme la chose avait été concertée elle réussit. Seulement, au lieu des deux baisers que l'on avait dit, il en coûta quatre.

Pendant que notre bergère et sa compagne exécutent leur entreprise, Vénus prie les deux Déesses de sonder les sentiments de son fils. Il semble, à l'entendre, leur dit-elle, qu'il soit fort en colère contre Psyché ; cependant il ne laisse pas sous main de lui donner assistance : au moins y a-t-il lieu de le croire. Vous m'êtes amies toutes deux, détournez-le de cet amour : représentez-lui le devoir d'un fils : dites-lui qu'il se fait tort. Il s'ouvrira bien plutôt à vous qu'il ne ferait à sa mère.

Junon et Cérès promirent de s'y employer. Elles allèrent voir le malade. Il ne les satisfit point, et leur cacha le plus qu'il put sa pensée. Toutefois, autant qu'elles purent conjecturer, cette passion lui tenait encore au coeur. Même il se plaignit de ce qu'on prétendait le gouverner ainsi qu'un enfant. Lui un enfant ! on ne considérait donc pas qu'il terrassait les Hercules, et qu'il n'avait jamais eu d'autres toupies que leurs coeurs. Après cela, disait-il, on me tiendra encore en tutelle ! on croira me contenter de moulinets et de papillons, moi qui suis le dispensateur d'un bien près de qui la gloire et les richesses sont des poupées ! C'est bien le moins que je puisse faire que de retenir ma part de cette félicité-là. Je ne me marierai pas, moi qui en marie tant d'autres !

Les Déesses entrèrent en ses sentiments, et retournèrent dire à Vénus comme leur légation s'était passée. Nous vous conseillons en amies, ajoutèrent-elles, de laisser agir votre fils comme il lui plaira : il est désormais en âge de se conduire. - Qu'il épouse Hébé, repartit Vénus : qu'il choisisse parmi les Muses, parmi les Grâces, parmi les Heures ; je le veux bien. - Vous moquez-vous ? dit Junon. Voudriez-vous donner à votre fils une de vos suivantes pour femme ? et encore Hébé qui nous sert à boire ? Pour les Muses, ce n'est pas le fait de l'Amour qu'une précieuse ; elle le ferait enrager. La beauté des Heures est fort journalière : il ne s'en accommodera pas non plus. - Mais enfin, répliqua Vénus, toutes ces personnes sont des Déesses, et Psyché est simple mortelle. N'est-ce pas un parti bien avantageux pour mon fils que la cadette d'un roi de qui les états tourneraient dans la basse-cour de ce château ? - Ne méprisez pas tant Psyché, dit Cérès : vous pourriez pis faire que de la prendre pour votre bru. La beauté est rare parmi les Dieux ; les richesses et la puissance ne le sont pas. J'ai bien voyagé, comme vous savez ; mais je n'ai point vu de personne si accomplie.

Junon fut contrainte d'avouer qu'elle avait raison : et toutes deux conseillèrent Cythérée de pourvoir son fils. Quel plaisir quand elle tiendrait entre les bras un petit Amour qui ressemblerait à son père ! Vénus demeura piquée de ce propos-là. Le rouge lui monta au front. Cela vous siérait mieux qu'à moi, reprit-elle assez brusquement. Je me suis regardée tout ce matin, mais il ne m'a point semblé que j'eusse encore l'air d'une aïeule. Ces mots ne demeurèrent pas sans réponse : et les trois amies se séparèrent en se querellant. [Qui n'aiment point de grands enfants]

Cérès et Junon étant montées sur leurs chars, Vénus alla faire des remontrances à son fils ; et le regardant avec un air dédaigneux :

Il vous sied bien, lui dit-elle, de vouloir vous marier, vous qui ne cherchez que le plaisir ! Depuis quand vous est venue, dites-moi, une si sage pensée ? Voyez, je vous prie, l'homme de bien et le personnage grave et retiré que voilà ! Sans mentir je voudrais vous avoir vu père de famille pour un peu de temps ; comment vous y prendriez-vous ? Songez, songez à vous acquitter de votre emploi, et soyez le Dieu des amants : la qualité d'époux ne vous convient pas. Vous êtes accablé d'affaires de tous côtés ; l'empire d'Amour va en décadence ; tout languit, rien ne se conclut : et vous consumez le temps en des propositions inutiles de mariage ! Il y a tantôt trois mois que vous êtes au lit, plus malade de fantaisie que d'une brûlure. Certes vous avez été blessé dans une occasion bien glorieuse pour vous ! Le bel honneur, lorsque l'on dira que votre femme aura été cause de cet accident ! Si c'était une maîtresse, je ne dis pas. Quoi ! vous m'amènerez ici une matrone qui sera neuf mois de l'année à toujours se plaindre ! Je la traînerai au bal avec moi ! Savez-vous ce qu'il y a ? ou renoncez à Psyché, ou je ne veux plus que vous passiez pour mon fils. Vous croyez peut-être que je ne puis faire un autre Amour, et que j'ai oublié la manière dont on les fait : je veux bien que vous sachiez que j'en ferai un quand il me plaira. Oui j'en ferai un, plus joli que vous mille fois, et lui remettrai entre les mains votre empire. Qu'on me donne tout à 1'heure cet arc et ces flèches, et tout l'attirail dont je vous ai équipé ; aussi bien vous est-il inutile désormais : je vous le rendrai quand vous serez sage.

L'Amour se mit à pleurer ; et prenant les mains de sa mère il les lui baisa. Ce n'était pas encore parler comme il faut. Elle fit tout son possible pour l'obliger à donner parole qu'il renoncerait à Psyché ; ce qu'il ne voulut jamais faire. Cythérée sortit en le menaçant.

Pour achever le chagrin de cette Déesse, Psyché arriva avec un paquet de laine aussi pesant qu'elle. Les choses s'étaient passées de ce côté-là avec beaucoup de succès. Le cygne avait merveilleusement bien fait son devoir, et les deux sylvains le leur : de voir, de courir, et rien davantage ; hormis qu'ils dansèrent quelques chansons avec la suivante, lui dérobèrent quelques baisers, lui donnèrent quelques brins de thym et de marjolaine, et peut-être la cotte verte, le tout avec la plus grande honnêteté du monde. Psyché cependant faisait sa main. Pas un des moutons ne s'écarta du troupeau pour venir à elle. Les ronces se laissèrent ôter leurs belles robes sans la piquer une seule fois. Psyché repassa la première.

A son retour Cythérée lui demanda comme elle avait fait pour traverser la rivière. Psyché répondit qu'il n'en avait pas été besoin, et que le vent avait envoyé des flocons de laine de son côté. Je ne croyais pas, reprit Cythérée, que la chose fût si facile : je me suis trompée dans mes mesures, je le vois bien ; la nuit nous suggérera quelque chose de meilleur.

Le fils de Vénus, qui ne songeait à autre chose qu'à tirer Psyché de tous ses dangers, et qui n'attendait peut-être pour se raccommoder avec elle que sa guérison et le retour de ses forces, avait remandé premièrement le Zéphyre, et fait venir dans le voisinage une Fée qui faisait parler les pierres. Rien ne lui était impossible : elle se moquait du destin, disposait des vents et des astres, et faisait aller le monde à sa fantaisie.

Cythérée ne savait pas qu'elle fût venue. Quant au Zéphyre, elle l'aperçut ; et ne douta nullement que ce ne fût lui qui eût assisté Psyché. Mais s'étant la nuit avisée d'un commandement qu'elle croyait hors de toute possibilité, elle dit le lendemain à son fils : L'agent général de vos affaires n'est pas loin de ce château ; vous lui avez défendu de s'écarter : je vous défie tous tant que vous êtes. Vous serez habiles gens l'un et l'autre si vous empêchez que votre Belle ne succombe au commandement que je lui ferai aujourd'hui.

En disant ces mots elle fit venir Psyché, lui ordonna de la suivre, et la mena dans la basse-cour du château. Là, sous une espèce de halle, étaient entassés pêle-mêle quatre différentes sortes de grains, lesquels on avait donnés à la Déesse pour la nourriture de ses pigeons. Ce n'était pas proprement un tas, mais une montagne ; il occupait toute la largeur du magasin, et touchait le faîte. Cythérée dit à Psyché : Je ne veux dorénavant nourrir mes pigeons que de mil ou de froment pur : c'est pourquoi sépare ces quatre sortes de grains. Fais-en quatre tas aux quatre coins du monceau, un tas de chaque espèce. Je m'en vas à Amathonte pour quelques affaires de plaisir : je reviendrai sur le soir. Si à mon retour je ne trouve la tâche faite, et qu'il y ait seulement un grain de mêlé, je t'abandonnerai aux ministres de ma vengeance.

A ces mots elle monte sur son char, et laisse Psyché désespérée. En effet ce commandement était un travail, non pas d'Hercule, mais de démon.

Sitôt que l'Amour le sut, il en envoya avertir la Fée, qui, par ses suffumigations, par ses cercles, par ses paroles, contraignit tout ce qu'il y avait de fourmis au monde d'accourir à l'entour du tas, autant celles qui habitaient aux extrémités de la terre que celles du voisinage. Il y eut telle fourmi qui fit ce jour-là quatre mille lieues. C'était un plaisir que d'en voir des hordes et des caravanes arriver de tous côtés.

Il en vient des climats où commande l'Aurore,
De ceux que ceint Thétis, et l'Océan encore ;
L'Indien dégarnit toutes ses régions ;
Le Garamante envoie aussi ses légions ;
Il en part du couchant des nations entières ;
Le nord ni le midi n'ont plus de fourmilières ;
Il semble qu'on en ait épuisé l'univers :
Les chemins en sont noirs, les champs en sont couverts ;
Maint vieux chêne en fournit des cohortes nombreuses ;
Il n'est arbre mangé qui sous ses voûtes creuses
Souffre que de ce peuple il reste un seul essaim :
Tout déloge ; et la terre en tire de son sein.
L'éthiopique gent arrive, et se partage.
On crée en chaque troupe un maître de l'ouvrage.
Il a l'oeil sur sa bande ; aucun n'ose faillir.
On entend un bruit sourd, le mont semble bouillir.
Déjà son tour décroît, sa hauteur diminue.
A la soudaineté l'ordre aussi contribue.
Chacun a son emploi parmi les travailleurs ;
L'un sépare le grain que l'autre emporte ailleurs.
Le monceau disparaît ainsi que par machine.
Quatre tas différents réparent sa ruine ;
De blé, riche présent qu'à l'homme ont fait les cieux ;
De mil, pour les pigeons manger délicieux ;
De seigle, au goût aigret ; d'orge rafraîchissante,
Qui donne aux gens du nord la cervoise engraissante.
Telles l'on démolit les maisons quelquefois :
La pierre est mise à part ; à part se met le bois :
On voit comme fourmis gens autour de l'ouvrage.
En son être premier retourne l'assemblage :
Là sont des tas confus de marbres non gravés,
Et là les ornements qui se sont conservés.

Les fourmis s'en retournèrent aussi vite qu'elles étaient venues, et n'attendirent pas le remerciement. Vivez heureuses, leur dit Psyché, je vous souhaite des magasins qui ne désemplissent jamais. Si c'est un plaisir de se tourmenter pour les biens du monde, tourmentez-vous, et vivez heureuses.

Quand Vénus fut de retour, et qu'elle aperçut les quatre monceaux, son étonnement ne fut pas petit : son chagrin fut encore plus grand. On n'osait approcher d'elle, ni seulement la regarder. Il n'y eut ni Amours ni Grâces qui ne s'enfuissent. Quoi ! dit Cythérée en elle-même, une esclave me résistera ! je lui fournirai tous les jours une nouvelle matière de triompher ! Et qui craindra désormais Vénus ? qui adorera sa puissance ? car, pour la beauté, je n'en parle plus ; c'est Psyché qui en est déesse. 0 destins, que vous ai-je fait ? Junon s'est vengée d'Io et de beaucoup d'autres ; il n'est femme qui ne se venge : Cythérée seule se voit privée de ce doux plaisir ! Si faut-il que j'en vienne à bout. Vous n'êtes pas encore à la fin, Psyché, mon fils vous fait tort : plus il s'opiniâtre à vous protéger, plus je m'opiniâtrerai à vous perdre.

Cette résolution n'eut pas tout l'effet que Vénus s'était promis. A deux jours de là elle fit appeler Psyché, et dissimulant son dépit : Puisque rien ne vous est impossible, lui dit-elle, vous irez bien au royaume de Proserpine ; et n'espérez pas m'échapper quand vous serez hors d'ici : en quelque lieu de la terre que vous soyez, je vous trouverai. Si vous voulez toutefois ne point revenir des enfers, j'en suis très contente. Vous ferez mes compliments à la reine de ces lieux-là, et vous lui direz que je la prie de me donner une boîte de son fard ; j'en ai besoin, comme vous voyez : la maladie de mon fils m'a toute changée. Rapportez-moi sans tarder ce que l'on vous aura donné, et n'y touchez point.

Psyché partit tout à l'heure. On ne la laissa parler à qui que ce soit. Elle alla trouver la Fée que son mari avait fait venir : cette Fée était dans le voisinage sans que personne en sût rien. De peur de soupçon, elle ne tint pas long discours à notre héroïne. Seulement elle lui dit : Vous voyez d'ici une vieille tour ; allez-y tout droit, et entrez dedans ; vous y apprendrez ce qu'il vous faut faire. N'appréhendez point les ronces qui bouchent la porte ; elles se détourneront d'elles-mêmes.

Psyché remercie la Fée, et s'en va au vieux bâtiment. Entrée qu'elle fut, la tour lui parla : Bon jour, Psyché, lui dit-elle ; que votre voyage vous soit heureux ! Ce m'est un très grand honneur de vous recevoir en mes murs : jamais rien de si charmant n'y était entré. Je sais le sujet qui vous amène. Plusieurs chemins conduisent aux enfers ; n'en prenez aucun de ceux qu'on prend d'ordinaire. Descendez dans cette cave que vous voyez, et garnissez-vous auparavant de ce qui est à vos pieds : ce panier à anse vous aidera à le porter.

Psyché baissa aussitôt la vue ; et comme le faîte de la tour était découvert, elle vit à terre une lampe, six boules de cire, un gros paquet de ficelle, un panier, avec deux deniers.

Vous avez besoin de toutes ces choses, poursuivit la tour. Que la profondeur de cette cave ne vous effraie point, quoique vous ayez près de mille marches à descendre : cette lampe vous aidera. Vous suivrez à sa lueur un chemin voûté qui est dans le fond, et qui tous conduira jusqu'au bord du Styx. Il vous faudra donner à Charon un de ces deniers pour le passage, aussi bien en revenant qu'en allant. C'est un vieillard qui n'a aucune considération pour les Belles, et qui ne vous laissera pas monter dans sa barque sans payer le droit.

Le fleuve passé, vous rencontrerez un âne boiteux et n'en pouvant plus de vieillesse, avec un misérable qui le chassera. Celui-ci vous priera de lui donner par pitié un peu de ficelle, si vous en avez dans votre panier, afin de lier certains paquets dont son âne sera chargé. Gardez-vous de lui accorder ce qu'il vous demandera ; c'est un piège que vous tend Vénus. Vous avez besoin de votre ficelle à une autre chose ; car vous entrerez incontinent dans un labyrinthe dont les routes sont fort aisées à tenir en allant ; mais, quand on en revient, il est impossible de les démêler : ce que vous ferez toutefois par le moyen de cette ficelle. La porte de deçà du labyrinthe n'a point de portier ; celle de delà en a un : c'est un chien qui a trois gueules, plus grand qu'un ours. Il discerne à l'odorat les morts d'avec les vivants, car il se rencontre des personnes qui ont affaire aussi bien que vous en ces lieux. Le portier laisse passer les premiers, et étrangle les autres devant qu'ils passent. Vous lui empâterez ses trois gueules en lui jetant dans chacune une de vos boules de cire, autant au retour. Elles auront aussi la force de l'endormir. Dès que vous serez sortie du labyrinthe, deux démons des champs élysées viendront au-devant de vous, et vous conduiront jusqu'au trône de Proserpine. Adieu, charmante Psyché : que votre voyage vous soit heureux !

Psyché remercie la tour, prend le panier avec l'équipage, descend dans la cave, et, pour abréger, elle arrive saine et sauve au-delà du labyrinthe, malgré les spectres qui se présentèrent sur son passage.

Il ne sera pas hors de propos de vous dire qu'elle vit sur les bords du Styx gens de tous états arrivant de tous les côtés. Il y avait dans la barque, lorsque la Belle passa, un roi, un philosophe, un général d'armée, je ne sais combien de soldats, avec quelques femmes. Le roi se mit à pleurer de ce qu'il fallait quitter un séjour où étaient de si beaux objets. Le philosophe, au contraire, loua les Dieux de ce qu'il en était sorti avant que de voir un objet si capable de le séduire, et dont il pouvait alors approcher sans aucun péril. Les soldats disputèrent entre eux à qui s'assiérait le plus près d'elle, sans aucun respect du roi ni aucune crainte du général, qui n'avait pas son bâton de commandement. La chose allait à se battre et à renverser la nacelle, si Charon n'eût mis le hola à coups d'aviron. Les femmes environnèrent Psyché, et se consolèrent des avantages qu'elles avaient perdus, voyant que notre héroïne en perdait bien d'autres : car elle ne dit à personne qu'elle fût vivante. Son habit étonna pourtant la compagnie, tous les autres n'ayant qu'un drap.

Aussitôt qu'elle fut sortie du labyrinthe, les deux démons l'abordèrent et lui firent voir les singularités de ces lieux. Elles sont tellement étranges que j'ai besoin d'un style extraordinaire pour vous les décrire.

Polyphile se tut à ces mots ; et après quelques moments de silence il reprit d'un ton moins familier :

Le royaume des morts a plus d'une avenue.
Il n'est route qui soit aux humains si connue.
Des quatre coins du monde on se rend aux enfers.
Tisiphone les tient incessamment ouverts.
La faim, le désespoir, les douleurs, le long âge,
Mènent par tous endroits à ce triste passage ;
Et quand il est franchi, les filles du Destin
Filent aux habitants une nuit sans matin.
Orphée a toutefois mérité par sa lyre
De voir impunément le ténébreux empire.
Psyché par ses appas obtint même faveur :
Pluton sentit pour elle un moment de ferveur :
Proserpine craignit de se voir détrônée,
Et la boîte de fard à l'instant fut donnée.
L'esclave de Vénus, sans guide et sans secours,
Arriva dans les lieux où le Styx fait son cours.

[Mégère et ses sœurs]

Sa cruelle ennemie eut soin que le Cerbère
Lui lançât des regards enflammés de colère.
Par les monstres d'enfer rien ne fut épargné.
Elle vit ce qu'en ont tant d'auteurs enseigné.
Mille spectres hideux, les hydres, les harpies,
Les triples Gérions, les mânes des Tityes,
Présentaient à ses yeux maint fantôme trompeur
Dont le corps retournait aussitôt en vapeur.
Les cantons destinés aux ombres criminelles,
Leurs cris, leur désespoir, leurs douleurs éternelles.
Tout l'attirail qui suit tôt ou tard les méchants,
La remplirent de crainte et d'horreur pour ces champs.
Là, sur un pont d'airain, l'orgueilleux Salmonée,
Triste chef d'une troupe aux tourments condamnée,
S'efforçait de passer en des lieux moins cruels,
Et partout rencontrait des feux continuels.
Tantale aux eaux du Styx portait en vain sa bouche,
Toujours proche d'un bien que jamais il ne touche :
Et Sisyphe en sueur essayait vainement
D'arrêter son rocher pour le moins un moment.
Là les soeurs de Psyché, dans l'importune glace
D'un miroir que sans cesse elles avaient en face,
Revoyaient leur cadette heureuse, et dans les bras,
Non d'un monstre effrayant, mais d'un Dieu plein d'appas.
En quelque lieu qu'allât cette engeance maudite,
Le miroir se plaçait toujours à l'opposite.
Pour les tirer d'erreur leur cadette accourut ;
Mais ce couple s'enfuit sitôt qu'elle parut.
Non loin d'elles Psyché vit l'immortelle tâche
Où les cinquante soeurs s'exercent sans relâche.
La Belle les plaignit, et ne put sans frémir
Voir tant de malheureux occupés à gémir.
Chacun trouvait sa peine au plus haut point montée :
Ixion souhaitait le sort de Prométhée ;
Tantale eût consenti, pour assouvir sa faim,
Que Pluton le livrât à des flammes sans fin.
En un lieu séparé l'on voit ceux de qui l'âme
A violé les droits de l'amoureuse flamme,
Offensé Cupidon, méprisé ses autels,
Refusé le tribut qu'il impose aux mortels.
Là souffre un monde entier d'ingrates, de coquettes :
Là Mégère punit les langues indiscrètes,
Surtout ceux qui, tachés du plus noir des forfaits,
Se sont vantés d'un bien qu'on ne leur fit jamais.
Par de cruels vautours l'inhumaine est rongée ;
Dans un fleuve glacé la volage est plongée ;
Et l'insensible expie en des lieux embrasés,
Aux yeux de ses amants, les maux qu'elle a causés.
Ministres, confidents, domestiques perfides,
Y lassent sous les fouets le bras des Euménides.
Près d'eux sont les auteurs de maint hymen forcé,
L'amant chiche, et la dame au coeur intéressé ;
La troupe des censeurs, peuple à l'amour rebelle ;
Ceux enfin dont les vers ont noirci quelque Belle.

Vénus avait obligé Mercure par ses caresses de prier, de la part de cette Déesse, toutes les puissances d'enfer d'effrayer tellement son ennemie par la vue de ces fantômes et de ces supplices, qu'elle en mourût d'appréhension, et mourût si bien que la chose fût sans retour, et qu'il ne restât plus de cette Beauté qu'une ombre légère. Après quoi, disait Cythérée, je permets à mon fils d'en être amoureux, et de l'aller trouver aux enfers pour lui renouveler ses caresses. [Furies]

Cupidon ne manqua pas d'y pourvoir : et dès que Psyché eut passé le labyrinthe, il la fît conduire, comme je crois vous avoir dit, par deux démons des champs élysées ; ceux-là ne sont pas méchants. Ils la rassurèrent, et lui apprirent quels étaient les crimes de ceux qu'elle voyait tourmentés. La Belle en demeura toute consolée, n'y trouvant rien qui eût du rapport à son aventure. Après tout, la faute qu'elle avait commise ne méritait pas une telle punition. Si la curiosité rendait les gens malheureux jusqu'en l'autre monde, il n'y aurait pas d'avantage à être femme.

En passant auprès des champs élysées, comme le nombre des bienheureux a de tout temps été fort petit, Psyché n'eut pas de peine à y remarquer ceux qui jusqu'alors avaient fait valoir la puissance de son époux, gens du Parnasse pour la plupart. Ils étaient sous de beaux ombrages, se récitant les uns aux autres leurs poésies, et se donnant des louanges continuelles sans se lasser.

Enfin la Belle fut amenée devant le tribunal de Pluton. Toute la cour de ce Dieu demeura surprise. Depuis Proserpine ils ne se souvenaient point d'avoir vu d'objet qui leur eût touché le coeur que celui-là seul. Proserpine même en eut de la jalousie ; car son mari regardait déjà la Belle d'une autre sorte qu'il n'a coutume de faire ceux qui approchent de son tribunal, et il ne tenait pas à lui qu'il ne se défît de cet air terrible qui fait partie de son apanage. Surtout il y avait du plaisir à voir Rhadamanthe se radoucir. Pluton fit cesser pour quelques moments les souffrances et les plaintes des malheureux, afin que Psyché eût une audience plus favorable.

Voici à peu près comme elle parla, adressant sa voix tantôt à Pluton et à Proserpine conjointement, tantôt à cette Déesse seule.

Vous sous qui tout fléchit, Déités dont les lois
Traitent également les bergers et les rois ;
Ni le désir de voir, ni celui d'être vue,
Ne me font visiter une cour inconnue :
J'ai trop appris, hélas ! par mes propres malheurs,
Combien de tels plaisirs engendrent de douleurs.
Vous voyez devant vous l'esclave infortunée
Qu'à des larmes sans fin Vénus a condamnée.
C'est peu pour son courroux des maux que j'ai soufferts ;
Il faut chercher encore un fard jusqu'aux enfers.
Reine de ces climats, faites qu'on me le donne.
Il porte votre nom ; et c'est ce qui m'étonne.
Ne vous offensez point, Déesse aux traits si doux ;
On s'aperçoit assez qu'il n'est pas fait pour vous.
Plaire sans fard est chose aux Déesses facile :
A qui ne peut vieillir cet art est inutile :
C'est moi qui doit tâcher, en l'état où je suis,
A réparer le tort que m'ont fait les ennuis.
Mais j'ai quitté le soin d'une beauté fatale.
La nature souvent n'est que trop libérale.
Plût au sort que mes traits à présent sans éclat
N'eussent jamais paru que dans ce triste état !
Mes soeurs les enviaient : que mes soeurs étaient folles !
D'abord je me repus d'espérances frivoles.
Enfin l'Amour m'aima : je l'aimai sans le voir :
Je le vis ; il s'enfuit ; rien ne put l'émouvoir ;
Il me précipita du comble de la gloire.
Souvenirs de ces temps, sortez de ma mémoire.
Chacun sait ce qui suit. Maintenant dans ces lieux
Je viens pour obtenir un fard si précieux.
Je n'en mérite pas la faveur singulière ;
Mais le nom de l'Amour se joint à ma prière.
Vous connaissez ce Dieu : qui ne le connaît pas ?
S'il descend pour vous plaire au fond de ces climats,
D'une botte de fard récompensez sa femme :
Ainsi durent chez vous les douceurs de sa flamme :
Ainsi votre bonheur puisse rendre envieux
Celui qui pour sa part eut l'empire des cieux !

Cette harangue eut tout le succès que Psyché pouvait souhaiter. Il n'y eut ni démon ni ombre qui ne compatît au malheur de cette affligée, et qui ne blâmât Vénus. La pitié entra pour la première fois au coeur des Furies : et ceux qui avaient tant de sujets de se plaindre eux-mêmes mirent à part le sentiment de leurs propres maux pour plaindre l'épouse de Cupidon. Pluton fut sur le point de lui offrir une retraite dans ses états ; mais c'est un asile où les malheureux n'ont recours que le plus tard qu'il leur est possible. Proserpine empêcha ce coup : la jalousie la possédait tellement, que, sans considérer qu'une ombre serait incapable de lui nuire, elle recommanda instamment aux Parques de ne pas trancher à l'étourdie les jours de cette personne, et de prendre si bien leurs mesures qu'on ne la revît aux enfers que vieille et ridée. Puis, sans tarder davantage, elle mit entre les mains de Psyché une boîte bien fermée, avec défense de l'ouvrir, et avec charge d'assurer Vénus de son amitié. Pour Pluton, il ne put voir sans déplaisir le départ de notre héroïne, et le présent qu'on lui faisait. Souvenez-vous, lui dit-il, de ce qu'il vous a coûté d'être curieuse. Allez ; et n'accusez pas Pluton de votre destin.

Tant que le pays des morts continua, la boîte fut en assurance ; Psyché n'avait garde d'y toucher : elle appréhendait que, parmi un si grand nombre de gens qui n'avaient que faire, il n'y en eût qui observassent ses actions.

Aussitôt qu'elle eut atteint notre monde, et, que se trouvant sous ce conduit souterrain, elle crut n'avoir pour témoins que les pierres qui le soutenaient, la voilà tentée,à son ordinaire. Elle eut envie de savoir quel était ce fard dont Proserpine l'avait chargée. Le moyen de s'en empêcher ? elle serait femme, et laisserait échapper une telle occasion de se satisfaire ! A qui le diraient ces pierres ? possible personne qu'elle n'était descendu sous cette voûte depuis qu'on l'avait bâtie. Puis ce n'était pas une simple curiosité qui la poussait ; c'était un désir naturel et bien innocent de remédier au déchet où étaient tombés ses appas. Les ennuis, le hâle, mille autres choses l'avaient tellement changée qu'elle ne se connaissait plus elle-même. Il fallait abandonner les prétentions qui lui restaient sur le coeur de son mari, ou bien réparer ces pertes par quelque moyen. Où en trouverait-elle un meilleur que celui qu'elle avait en sa puissance, que de s'appliquer un peu de ce fard qu'elle portait à Vénus ? non qu'elle eût dessein d'en abuser ni de plaire à d'autres qu'à son mari ; les Dieux le savaient : pourvu seulement qu'elle imposât à l'Amour, cela suffirait. Tout artifice est permis quand il s'agit de regagner un époux. Si Vénus l'avait crue si simple que de n'oser toucher à ce fard, elle s'était fort trompée : mais, qu'elle y touchât ou non, Cythérée l'en soupçonnerait toujours, ainsi il lui serait inutile de s'en abstenir.

Psyché raisonna si bien qu'elle s'attira un nouveau malheur. Une certaine appréhension toutefois la retenait : elle regardait la boîte, y portait la main, puis l'en retirait, et l'y reportait aussitôt. Après un combat qui fut assez long, la victoire demeura, selon sa coutume, à cette malheureuse curiosité. Psyché ouvrit la boîte en tremblant ; et à peine l'eut-elle ouverte qu'il en sortit une vapeur fuligineuse, une fumée noire et pénétrante qui se répandit en moins d'un moment par tout le visage de notre héroïne, et sur une partie de son sein. L'impression qu'elle y fit fut si violente que Psyché soupçonna d'abord quelque sinistre accident, d'autant plus qu'il ne restait dans la boîte qu'une noirceur qui la teignait toute.

Psyché, alarmée, et se doutant presque de ce qui lui était arrivé, se hâta de sortir de cette cave, impatiente de rencontrer quelque fontaine dans laquelle elle pût apprendre l'état où cette vapeur l'avait mise. Quand elle fut dans la tour, et qu'elle se présenta à la porte, les épines qui la bouchaient et qui s'étaient d'elles-mêmes détournées pour laisser passer Psyché la première fois, ne la reconnaissant plus, l'arrêtèrent. La tour fut contrainte de lui demander son nom. Notre infortunée le lui dit en soupirant. Quoi ! c'est vous, Psyché ? Qui vous a teint le visage de cette sorte ? Allez vite vous laver, et gardez bien de vous présenter en cet état à votre mari. Psyché court à un ruisseau qui n'était pas loin, le coeur lui battant de telle manière que l'haleine lui manquait à chaque pas. Enfin elle arriva sur le bord de ce ruisseau, et, s'étant penchée, elle y aperçut la plus belle More du monde.

Elle n'avait ni le nez ni la bouche comme l'ont celles que nous voyons ; mais enfin c'était une More. Psyché, étonnée, tourna la tête pour voir si quelque Africaine ne se regardait point derrière elle. N'ayant vu personne, et certaine de son malheur, les genoux commencèrent à lui faillir, les bras lui tombèrent. Elle essaya toutefois inutilement d'effacer cette noirceur avec l'onde.

Après s'être lavée longtemps sans rien avancer : O destins, s'écria-t-elle, me condamnerez-vous à perdre aussi la beauté ? Cythérée, Cythérée, quelle satisfaction vous attend ! Quand je me présenterai parmi vos esclaves, elles me rebuteront ; je serai le déshonneur de votre cour. Qu'ai-je fait qui méritât une telle honte ? ne vous suffîsait-il pas que j'eusse perdu mes parents, mon mari, les richesses, la liberté, sans perdre encore l'unique bien avec lequel les femmes se consolent de tous malheurs ? Quoi ! ne pouviez-vous attendre que les années vous vengeassent ? c'est une chose sitôt passée que la beauté des mortelles ! la mélancolie serait venue au secours du temps. Mais j'ai tort de vous accuser : c'est moi seule qui suis la cause de mon infortune ; c'est cette curiosité incorrigible qui, non contente de m'avoir ôté les bonnes grâces de votre fils, m'ôte aussi le moyen de les regagner. Hélas ! ce sera ce fils le premier qui me regardera avec horreur, et qui me fuira. Je l'ai cherché par tout l'univers, et j'appréhende de le trouver. Quoi ! mon mari qui me fuira ! mon mari qui me trouvait si charmante ! Non, non, Vénus, vous n'aurez pas ce plaisir : et puisqu'il m'est défendu d'avancer mes jours, je me retirerai dans quelque désert où personne ne me verra ; j'achèverai mes destins parmi les serpents et parmi les loups : il s'en trouvera quelqu'un d'assez pitoyable pour me dévorer.

Dans ce dessein elle court à une forêt voisine, s'enfonce dans le plus profond, choisit pour principale retraite un antre effroyable. Là son occupation est de soupirer et de répandre des larmes ; ses joues s'aplatissent ; ses yeux se cavent ; ce n'était plus celle de qui Vénus était devenue jalouse : il y avait au monde telle mortelle qui l'aurait regardée sans envie.

L'Amour commençait alors à sortir ; et, comme il était guéri de sa colère aussi bien que de sa brûlure, il ne songeait plus qu'à Psyché. Psyché devait faire son unique joie ; il devait quitter ses temples pour servir Psyché : résolutions d'un nouvel amant. Les maris ont de ces retours, mais ils les font peu durer. Ce mari-ci ne se proposait plus de fin dans sa passion, ni dans le bon traitement qu'il avait résolu de faire à sa femme. Son dessein était de se jeter à ses pieds, de lui demander pardon, de lui protester qu'il ne retomberait jamais en de telles bizarreries. Tant que la journée durait il s'entretenait de ces choses : la nuit venue il continuait, et continuait encore pendant son sommeil. Aussitôt que l'aurore commençait à poindre, il la priait de lui ramener Psyché ; car la Fée l'avait assuré qu'elle reviendrait des enfers. Dès que le soleil était levé, notre époux quittait le lit afin d'éviter les visites de sa mère, et s'allait promener dans le bois où la belle Ethiopienne avait choisi sa retraite : il le trouvait propre à entretenir les rêveries d'un amant.

Un jour Psyché s'était endormie à l'entrée de sa caverne. Elle était couchée sur le côté, le visage tourné vers la terre, son mouchoir dessus, et encore un bras sur le mouchoir pour plus grande précaution, et pour s'empêcher plus assurément d'être vue. Si elle eût pu s'envelopper de ténèbres, elle l'aurait fait. L'autre bras était couché le long de la cuisse ; il n'avait pas la même rondeur qu'autrefois : le moyen qu'une personne qui ne vivait que de fruits sauvages, et laquelle ne mangeait rien qui ne fut mouillé de ses pleurs, eût de l'embonpoint ? La délicatesse et la blancheur y étaient toujours.

L'Amour l'aperçut de loin : il sentit un tressaillement qui lui dit que cette personne était Psyché. Plus il approchait, et plus il se confirmait dans ce sentiment ; car quelle autre qu'elle aurait eu une taille si bien formée ? Quand il se trouva assez près pour considérer le bras et la main, il n'en douta plus : non que la maigreur ne l'arrêtât ; mais il jugeait bien qu'une personne affligée ne pouvait être en meilleur état. La surprise de ce Dieu ne fut pas petite ; pour sa joie, je vous la laisse à imaginer. Un amant que nos romanciers auraient fait serait demeuré deux heures à considérer l'objet de sa passion sans l'oser toucher, ni seulement interrompre son sommeil : l'Amour s'y prit d'une autre manière. Il s'agenouilla d'abord auprès de Psyché, et lui souleva une main, laquelle il étendit sur la sienne ; puis usant de l'autorité d'un Dieu et de celle d'un mari, il y imprima deux baisers.

Psyché était si fort abattue, qu'elle s'éveilla seulement au second baiser. Dès qu'elle aperçut l'Amour, elle se leva, s'enfuit dans son antre, s'alla cacher à l'endroit le plus profond, tellement émue qu'elle ne savait à quoi se résoudre. L'état où elle avait vu le Dieu, cette posture de suppliant, ce baiser dont la chaleur lui faisait connaître que c'était un véritable baiser d'amour, et non un baiser de simple galanterie, tout cela l'enhardissait : mais de se montrer ainsi noire et défigurée à celui dont elle voulait regagner le coeur, il n'y avait pas d'apparence.

Cependant l'Amour s'était approché de la caverne ; et repensant à l'ébène de cette personne qu'il avait vue, il croyait s'être trompé, et se voulait quelque mal d'avoir pris une Ethiopienne pour son épouse. Quand il fut dans l'antre : Belle More, lui cria-t-il, vous ne savez guère ce que je suis, de me fuir ainsi ; ma rencontre ne fait pas peur. Dites-moi ce que vous cherchez dans ces provinces ; peu de gens y viennent que pour aimer : si c'est là ce qui vous amené, j'ai de quoi vous satisfaire. Avez-vous besoin d'un amant ? je suis le Dieu qui les fais. Quoi ! vous dédaignez de me répondre ! vous me fuyez !

- Hélas ! dit Psyché, je ne vous fuis point ; j'ôte seulement de devant vos yeux un objet que j'appréhende que vous ne fuyiez vous-même.

Cette voix si douce, si agréable, et autrefois familière au fils de Vénus, fut aussitôt reconnue de lui. Il courut au coin où s'était réfugiée son épouse. Quoi ! c'est vous ! dit-il : quoi ! ma chère Psyché, c'est vous ! Aussitôt il se jeta aux pieds de la Belle. J'ai failli, continua-t-il en les embrassant : mon caprice est cause qu'une personne innocente, qu'une personne qui était née pour ne connaître que les plaisirs, a souffert des peines que les coupables ne souffrent point : et je n'ai pas renversé le ciel et la terre pour l'empêcher ! je n'ai pas ramené le chaos au monde ! je ne me suis pas donné la mort, tout Dieu que je suis ! Ah ! Psyché, que vous avez de sujets de me détester ! Il faut que je meure, et que j'en trouve les moyens, quelque impossible que soit la chose.

Psyché chercha une de ses mains pour la lui baiser. L'Amour s'en douta, et se relevant : Ah ! s'écria-t-il, que vous ajoutez de douceur à vos autres charmes ! Je sais les sentiments que vous avez eus ; toute la nature me les a dits : il ne vous est pas échappé un seul mot de plainte contre ce monstre qui était indigne de votre amour. Et comme elle lui avait trouvé la main : Non, poursuivit-il, ne m'accordez point de telles faveurs ; je n'en suis pas digne : je ne demande pour toute grâce que quelque punition que vous m'imposiez vous-même. Ma Psyché, ma chère Psyché, dites-moi, à quoi me condamnez- vous ?

- Je vous condamne à être aimé de votre Psyché éternellement, dit notre héroïne ; car que vous l'aimiez, elle aurait tort de vous en prier : elle n'est plus belle.

Ces paroles furent prononcées avec un ton de voix si touchant que l'Amour ne put retenir ses larmes. Il noya de pleurs l'une des mains de Psyché ; et pressant cette main entre les siennes, il se tut longtemps, et par ce silence il s'exprima mieux que s'il eût parlé : les torrents de larmes firent ce que ceux de paroles n'auraient su faire.

Psyché, charmée de cette éloquence, y répondit comme une personne qui en savait tous les traits. Et considérez, je vous prie, ce que c'est d'aimer ; le couple d'amants le mieux d'accord et le plus passionné qu'il y eût au monde employait l'occasion à verser des pleurs et à pousser des soupirs. Amants heureux, il n'y a que vous qui connaissiez le plaisir !

A cette exclamation Polyphile, tout transporté, laissa tomber l'écrit qu'il tenait ; et Acante, se souvenant de quelque chose, fit un soupir. Gélaste leur dit avec un souris moqueur : Courage, messieurs les amants, voilà qui est bien, et vous faites votre devoir. Oh ! les gens heureux et trois fois heureux que vous êtes ! moi, misérable ! je ne saurais soupirer après le plaisir de verser des pleurs. Puis ramassant le papier de Polyphile : Tenez, lui dit-il, voilà votre écrit, achevez Psyché, et remettez-vous. Polyphile reprit son cahier, et continua ainsi :

Cette conversation de larmes devint à la fin conversation de baisers ; je passe légèrement cet endroit. L'Amour pria son épouse de sortir de l'antre, afin qu'il apprît le changement qui était survenu en son visage, et pour y apporter remède s'il se pouvait. Psyché lui dit en riant : Vous m'avez refusé, s'il vous en souvient, la satisfaction de vous voir lorsque je vous l'ai demandé, je vous pourrais rendre la pareille à bien meilleur droit, et avec bien plus de raison que vous n'en aviez ; mais j'aime mieux me détruire dans votre esprit que de ne pas vous complaire. Aussi bien faut-il que vous cherchiez un remède à la passion qui vous occupe : elle vous met mal avec votre mère, et vous fit abandonner le soin des mortels et la conduite de votre empire. En disant ces mots elle lui donna la main pour le mener hors de l'antre.

L'Amour se plaignit de la pensée qu'elle avait, et lui jura par le Styx qu'il l'aimerait éternellement, blanche ou noire, belle ou non belle ; car ce n'était pas seulement son corps qui le rendait amoureux, c'était son esprit et son âme par-dessus tout.

Quand ils furent sortis de l'antre, et que l'Amour eut jeté les yeux sur son épouse, il recula trois ou quatre pas, tout surpris et tout étonné. Je vous l'avais bien promis, lui dit-elle, que cette vue serait un remède pour votre amour : je ne m'en plains pas, et n'y trouve point d'injustice. La plupart des femmes prennent le ciel à témoin quand cela arrive : elles disent qu'on doit les aimer pour elles, et non pas pour le plaisir de les voir ; qu'elles n'ont point d'obligation à ceux qui cherchent seulement à se satisfaire ; que cette sorte de passion qui n'a pour objet que ce qui touche les sens ne doit point entrer dans une belle âme, et est indigne qu'on y réponde ; c'est aimer comme aiment les animaux ; au lieu qu'il faudrait aimer comme les esprits détachés des corps. Les amants, les vrais amants, se mettent le plus qu'ils peuvent dans cet état : ils s'affranchissent de la tyrannie du temps ; ils se rendent indépendants du hasard et de la malignité des astres : tandis que les autres sont toujours en transe, soit pour le caprice de la fortune, soit pour celui des saisons. Quand ils n'auraient rien à craindre de ce côté-là, les années leur font une guerre continuelle ; il n'y a pas un moment au jour qui ne détruise quelque chose de leur plaisir ; c'est une nécessité qu'il aille toujours en diminuant : et d'autres raisons très belles et très peu persuasives. Je n'en veux opposer qu'une à ces femmes. Leur beauté et leur jeunesse ont fait naître la passion que l'on a pour elles, il est naturel que le contraire l'anéantisse. Je ne vous demande donc plus d'amour ; ayez seulement de l'amitié, ou, si je n'en suis pas digne, quelque peu de compassion. Il est de la qualité d'un Dieu comme vous d'avoir pour esclaves des personnes de mon sexe : faites-moi la grâce que j'en sois une.

L'Amour trouva sa femme plus belle après ce discours qu'il ne l'avait encore trouvée. Il se jeta à son cou : Vous ne m'avez, lui repartit-il, demandé que de l'amitié, je vous promets de l'amour. Et consolez-vous ; il vous reste plus de beauté que n'en ont toutes les mortelles ensemble. Il est vrai que votre visage a changé de teint ; mais il n'a nullement changé de traits : et ne comptez-vous pour rien le reste du corps ? Qu'avez-vous perdu de lis et d'albâtre à comparaison de ce qui vous en est demeuré ? Allons voir Vénus. Cet avantage qu'elle vient de remporter, quoiqu'il soit petit, la rendra contente, et nous réconciliera les uns et les autres : sinon j'aurai recours à Jupiter, et le prierai de vous rendre votre vrai teint. Si cela dépendait de moi, vous seriez déjà ce que vous étiez lorsque vous me rendîtes amoureux ; ce serait ici le plus beau moment de vos jours : mais un Dieu ne saurait défaire ce qu'un autre Dieu a fait. Il n'y a que Jupiter à qui ce privilège soit accordé. S'il ne vous rend tous vos lis, sans qu'il y en ait un seul de perdu, je ferai périr la race des animaux et des hommes. Que feront les Dieux après cela ? pour les roses, c'est mon affaire ; et pour l'embonpoint, la joie le ramènera. Ce n'est pas encore assez, je veux que l'Olympe vous reconnaisse pour mon épouse.

Psyché se fût jetée à ses pieds, si elle n'eût su comme on doit agir avec l'Amour. Elle se contenta donc de lui dire en rougissant : Si je pouvais être votre femme sans être blanche, cela serait bien plus court et bien plus certain. - Ce point-là vous est assuré, repartit l'Amour ; je l'ai juré par le Styx : mais je veux que vous soyez blanche. Allons nous présenter à Vénus.

Psyché se laissa conduire, bien qu'elle eût beaucoup de répugnance à se montrer, et peu d'espérance de réussir. La soumission aux volontés de son époux lui fermait les yeux : elle se serait résolue pour lui complaire à des choses plus difficiles. Pendant le chemin elle lui conta les principales aventures de son voyage ; la merveille de cette tour qui lui avait donné des adresses ; l'Achéron, le Styx, l'âne boiteux, le labyrinthe, et les trois gueules de son portier ; les fantômes qu'elle avait vus ; la cour de Pluton et de Proserpine ; enfin son retour, et sa curiosité qu'elle-même jugeait très digne d'être punie.

Elle achevait son récit quand ils arrivèrent à ce château qui était à mi-chemin de Paphos et d'Amathonte. Vénus se promenait dans le parc. On lui alla dire de la part de l'Amour qu'il avait une Africaine assez bien faite à lui présenter : elle en pourrait faire une quatrième Grâce, non seulement brune comme les autres, mais toute noire.

Cythérée revoit alors à sa jalousie ; à la passion dont son fils était malade, et qui, tout considéré, n'était pas un crime ; aux peines à quoi elle avait condamné la pauvre Psyché, peines très cruelles, et qui lui faisaient à elle-même pitié. Outre cela l'absence de son ennemie avait laissé refroidir sa colère, de façon que rien ne l'empêchait plus de se rendre à la raison. Elle était dans le moment le plus favorable qu'on eût pu choisir pour accommoder les choses.

Cependant toute la cour de Vénus était accourue pour voir ce miracle, cette nouvelle façon de More : c'était à qui la regarderait de plus près. Quelque étonnement que sa vue causât, on y prenait du plaisir ; et on aurait bien donné une demi-douzaine de blanches pour cette noire. Au reste, soit que la couleur eût changé son air, soit qu'il y eût de l'enchantement, personne ne se souvint d'avoir rien vu qui lui ressemblât. Les Jeux et les Ris firent connaissance avec elle d'abord, sans se la remettre, admirant les grâces de sa personne, sa taille, ses traits, et disant tout haut que la couleur n'y faisait rien. Néanmoins ce visage d'Ethiopienne enté sur un corps de Grecque semblait quelque chose de fort étrange. Toute cette cour la considérait comme un très beau monstre et très digne d'être aimé. Les uns assuraient qu'elle était fille d'un blanc et d'une noire, les autres d'un noir et d'une blanche.

Quand elle fut à quatre pas de Vénus, elle mit un genou en terre : Charmante reine de la beauté, lui dit-elle, c'est votre esclave qui revient des lieux où vous l'avez envoyée.

Tout le monde la reconnut aussitôt. On demeura fort surpris. Les Jeux et les Ris, qui sont un peuple assez étourdi, eurent de la discrétion cette fois-là, et dissimulèrent leur joie de peur d'irriter Vénus contre leur nouvelle maîtresse. Vous ne sauriez croire combien elle était aimée dans cette cour. La plupart des gens avaient résolu de se cantonner, à moins que Cythérée ne la traitât mieux.

Psyché remarqua fort bien les mouvements que sa présence excitait dans le fond des coeurs, et qui paraissaient même sur les visages ; mais elle n'en témoigna rien, et continua de cette sorte : Proserpine m'a donné charge de vous faire ses compliments, et de vous assurer de la continuation de son amitié. Elle m'a mis entre les mains une boîte que j'ai ouverte, bien que vous m'eussiez défendu de l'ouvrir. Je n'oserais vous prier de me pardonner, et je me viens soumettre à la peine que ma curiosité a méritée.

Vénus, jetant les yeux sur Psyché, ne sentit pas tout le plaisir et la joie que sa jalousie lui avait promis. Un mouvement de compassion l'empêcha de jouir de sa vengeance et de la victoire qu'elle remportent ; si bien que, passant d'une extrémité en une autre, à la manière des femmes, elle se mit à pleurer, releva elle-même notre héroïne, puis l'embrassa : Je me rends, dit-elle, Psyché ; oubliez le mal que je vous ai fait. Si c'est effacer les sujets de haine que vous avez contre moi, et vous faire une satisfaction assez grande que de vous recevoir pour ma fille, je veux bien que vous la soyez. Montrez-vous meilleure que Vénus, aussi bien que vous êtes déjà plus belle ; ne soyez pas si vindicative que je l'ai été, et allez changer d'habit. Toutefois, ajouta-t-elle, vous avez besoin de repos. Puis se tournant vers les Grâces : Mettez-la au bain qu'on a préparé pour moi, et faites-la reposer ensuite ; je l'irai voir en son lit.

La Déesse n'y manqua pas, et voulut que notre héroïne couchât avec elle cette nuit-là ; non pour l'ôter à son fils : mais on résolut de célébrer un nouvel hymen, et d'attendre que notre Belle eût repris son teint. Vénus consentit qu'il lui fût rendu ; même qu'un brevet de Déesse lui fût donné, si tout cela se pouvait obtenir de Jupiter.

L'Amour ne perd point de temps, et pendant que sa mère était en belle humeur, s'en va trouver le roi des Dieux. Jupiter, qui avait appris l'histoire de ses amours, lui en demanda des nouvelles ; comme il se portait de sa brûlure ; pourquoi il abandonnait les affaires de son état. L'Amour répondit succinctement à ces questions, et vint au sujet qui l'amenait.

Mon fils, lui dit Jupiter en l'embrassant, vous ne trouverez plus d'Ethiopienne chez votre mère : le teint de Psyché est aussi blanc que jamais il fut : j'ai fait ce miracle dès le moment que vous m'avez témoigné le souhaiter. Quant à l'autre point ; le rang que vous demandez pour votre épouse n'est pas une chose si aisée à accorder qu'il vous semble. Nous n'avons parmi nous que trop de Déesses. C'est une nécessité qu'il y ait du bruit où il y a tant de femmes. La beauté de votre épouse étant telle que vous dites, ce sera des sujets de jalousie et de querelles, lesquelles je ne viendrai jamais à bout d'apaiser. Il ne faudra plus que je songe à mon office de foudroyant ; j'en aurai assez de celui de médiateur pour le reste de mes jours. Mais ce n'est pas ce qui m'arrête le plus. Dès que Psyché sera Déesse il lui faudra des temples aussi bien qu'aux autres. L'augmentation de ce culte nous diminuera notre portion. Déjà nous nous morfondons sur nos autels, tant ils sont froids et mal encensés. Cette qualité de Dieu deviendra à la fin si commune que les mortels ne se mettront plus en peine de l'honorer.

- Que vous importe ? reprit l'Amour : votre félicité dépend-elle du culte des hommes ? qu'ils vous négligent, qu'ils vous oublient, ne vivez-vous pas ici heureux et tranquille, dormant les trois quarts du temps, laissant aller les choses du monde comme elles peuvent, tonnant et grêlant lorsque la fantaisie vous en vient ? Vous savez combien quelquefois nous nous ennuyons : jamais la compagnie n'est bonne s'il n'y a des femmes qui soient aimables. Cybèle est vieille ; Junon de mauvaise humeur ; Cérès sent sa divinité de province, et n'a nullement l'air de la cour ; Minerve est toujours armée ; Diane nous rompt la tête avec sa trompe : on pourrait faire quelque chose d'assez bon de ces deux dernières ; mais elles sont si farouches qu'on ne leur oserait dire un mot de galanterie. Pomone est ennemie de l'oisiveté et a toujours les mains rudes ; Flore est agréable, je le confesse, mais son soin l'attache plus à la terre qu'à ces demeures ; l'Aurore se lève de trop grand matin, on ne sait ce qu'elle devient tout le reste de la journée : il n'y a que ma mère qui nous réjouisse, encore a-t-elle toujours quelque affaire qui la détourne, et demeure une partie de l'année à Paphos, Cythère, ou Amathonte. Comme Psyché n'a aucun domaine, elle ne bougera de l'Olympe. Vous verrez que sa beauté ne sera pas un petit ornement pour votre cour. Ne craignez point que les autres lui portent envie : il y a trop d'inégalité entre ses charmes et les leurs. La plus intéressée c'est ma mère, qui y consent.

Jupiter se rendit à ces raisons, et accorda à l'Amour ce qu'il demandent. Il témoigna qu'il apportait son consentement à l'apothéose par une petite inclination de tête qui ébranla légèrement l'univers, et le fit trembler seulement une demi-heure.

Aussitôt l'Amour fit mettre les cygnes à son char, descendit en terre, et trouva sa mère qui elle-même faisait office de Grâce autour de Psyché, non sans lui donner mille louanges et presque autant de baisers. Toute cette cour prit le chemin de l'Olympe, les Grâces se promettant bien de danser aux noces.

Je n'en décrirai point la cérémonie, non plus que celle de l'apothéose : je décrirai encore moins les plaisirs de nos époux ; il n'y a qu'eux seuls qui pussent être capables de les exprimer. Ces plaisirs leur eurent bientôt donné un doux gage de leur amour, une fille qui attira les Dieux et les hommes dès qu'on la vit. On lui a bâti des temples sous le nom de la Volupté.

O douce Volupté, sans qui, dès notre enfance,
Le vivre et le mourir nous deviendraient égaux ;
Aimant universel de tous les animaux,
Que tu sais attirer avecque violence,
Par toi tout se meut ici bas.
C'est pour toi, c'est pour tes appas,
Que nous courons après la peine ;
Il n'est soldat, ni capitaine,
Ni ministre d'état, ni prince, ni sujet,
Qui ne t'ait pour unique objet :
Nous autres nourrissons, si, pour fruit de nos veilles,
Un bruit délicieux ne charmait nos oreilles,
Si nous ne nous sentions chatouillés de ce son,
Ferions-nous un mot de chanson ?
Ce qu'on appelle gloire en termes magnifiques,
Ce qui servait de prix dans les jeux olympiques,
N'est que toi proprement, divine Volupté.
Et le plaisir des sens n'est-il de rien compté ?
Pourquoi sont faits les dons de Flore,
Le soleil couchant, et l'aurore,
Pomone et ses mets délicats,
Bacchus, l'ame des bons repas,
Les forêts, les eaux, les prairies,
Mères des douces rêveries ;
Pourquoi tant de beaux arts, qui tous sont tes enfants
Mais pourquoi les Chloris aux appas triomphants,
Que pour maintenir ton commerce ?
J'entends innocemment : sur son propre désir
Quelque rigueur que l'on exerce
Encore y prend-on du plaisir.

Volupté, Volupté, qui fus jadis maîtresse
Du plus bel esprit de la Grèce,
Ne me dédaigne pas, viens-t'en loger chez moi ;
Tu n'y seras pas sans emploi :
J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout ; il n'est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique.
Viens donc ; et de ce bien, ô douce Volupté,
Veux-tu savoir au vrai la mesure certaine ?
Il m'en faut tout au moins un siècle bien compté ;
Car trente ans, ce n'est pas la peine.

Polyphile cessa de lire. Il n'avait pas cru pouvoir mieux finir que par l'hymne de la Volupté, dont le dessein ne déplut pas tout à fait à ses trois amis.

Après quelques courtes réflexions sur les principaux endroits de l'ouvrage : Ne voyez-vous pas, dit Ariste, que ce qui vous a donné le plus de plaisir, ce sont les endroits où Polyphile a tâché d'exciter en vous la compassion ?

- Ce que vous dites est fort vrai, repartit Acante ; mais je vous prie de considérer ce gris-de-lin, ce couleur d'aurore, cet orangé, et surtout ce pourpre qui environnent le roi des astres. En effet, il y avait très longtemps que le soir ne s'était trouvé si beau. Le Soleil avait pris son char le plus éclatant, et ses habits les plus magnifiques.

Il semblait qu'il se fût paré
Pour plaire aux filles de Nérée :
Dans un nuage bigarré
Il se coucha cette soirée.
L'air était peint de cent couleurs :
Jamais parterre plein de fleurs
N'eut tant de sortes de nuances.
Aucune vapeur ne gâtait
Par ses malignes influences
Le plaisir qu'Acante goûtait.

On lui donna le loisir de considérer les dernières beautés du jour : puis la lune étant en son plein, nos voyageurs et le cocher qui les conduisait la voulurent bien pour leur guide.




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